
« Quand je vous lis, je me sens moins seul. »
Il m’arrive de recevoir des compliments par des lecteurs de ces carnets ; si tous me touchent, celui-là m’atteint peut-être le plus. Quel paradoxe : comment pouvons-nous être si nombreux à nous sentir si… seuls ?
Comme une impression de tourner en rond, de prêcher dans le désert. Car « nombreux », c’est encore beaucoup dire : parmi les quelques-uns qui passent plus ou moins régulièrement par ici, tous ne ressentent pas cette solitude. Et encore : la ressentiraient-ils tous, combien de divisions ? que serions-nous dans cette communion négative par rapport à l’extase épiphanique des millions de fans que subjugue la première influenceuse tiktokeuse à faux ongles venue. Double vertige des grands nombres et de la bêtise.
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Le sentiment politique le plus répandu est sans doute l’apathie de l’« à quoi bon ? ». Le dégoût, l’écœurement, l’impression que la démocratie a tourné à l’escroquerie et que n’en subsistent plus que les formes vides. L’abstention ne repose pas que sur la culture de l’avachissement et la boursouflure égoïste de monades dépolitisées obsédées par leur nombril… un peu sans doute, beaucoup peut-être, mais pas seulement. Il y a aussi dans le peuple la conscience très forte d’être poussé hors du jeu, que tout le rituel démocratique ne sert que de divertissement de bas étage – n’importe quelle série netflix paraît mieux écrite. Panem et circenses. Quelle que soit la chaîne de télé ou la station de radio qu’on ose allumer, l’inanité de ce qui est exhibé ne peut donner à quelqu’un de sensé qu’une seule envie : éteindre cette obscénité. Et puis la vie quotidienne, ce réel auquel on se cogne comme aux murs d’une cellule, ne laisse guère de temps pour s’intéresser réellement à la vie de la Cité.
Combien de Français se sentent-ils orphelins en politique ? Combien, désespérés, cherchent dans le vide politique actuel un parti ou un candidat qui ne joue pas en permanence à qui sera le plus sectaire, le plus corrompu, le plus répugnant ?
Le spectre du clivage gauche-droite nous hante. Ces classifications surannées ne servent qu’à faire survivre des officines sur des rentes maintes fois hypothéquées. Les labels ont depuis longtemps remplacé la pensée dans des partis qui pourraient présenter aux élections des chèvres ou des tables basses et les faire élire avec la simple étiquette qui va bien – et sans doute cela vaudrait-il mieux que l’actuelle prostitution des institutions. La mascarade se perpétue comme une danse macabre : aucun parti n’est à sa place sur l’échiquier mais tout le monde fait semblant pour que persiste ce verrouillage morbide de l’offre partisane qui ne correspond en rien à la tectonique politique réelle. Comment espérer que la nation française se réveille et s’intéresse à ce jeu de dupes quand les dés sont à ce point pipés, quand l’offre est à ce point viciée ?
Le spectacle politique navrant paralyse la France, comme le résume parfaitement l’excellente Anne Rosencher, sans doute l’une des plus fines observatrices de notre temps, dans sa chronique de la semaine dernière :
La France est comme figée par les gaz incapacitants d’une Assemblée sans majorité et d’un président à l’autorité affaiblie. Figée, aussi, par le mauvais théâtre des oppositions, et par l’absence généralisée de discours de vérité.
« L’absence de discours de vérité » : ce que chacun a sous les yeux et reçoit en pleine figure, le personnel politique et ses relais médiatiques s’empressent de le nier. Dire ce que l’on voit est devenu marque d’inconscience, de folie. Orwell aurait adoré. Ainsi s’amuse-t-on au Parlement à se battre pour des clivages artificiels, dans les partis à s’ébattre dans des bulles déconnectées du réel, dans les médias à débattre de controverses imaginaires, dans les associations à s’inventer des géants de fumée à abattre… tout cela serait risible si ce n’était tragique. Parce que ces diversions réussissent pleinement à hystériser l’espace public à propos de faux sujets pour mieux faire oublier les véritables fractures qui nous déchirent : sociales, territoriales, générationnelles… les plaies sont béantes et ceux qui devraient les soigner les ignorent orgueilleusement.
Comment espérer refermer ces plaies s’il n’est même pas possible de les désigner – et moins encore de les affronter ? Dire ce que l’on voit, simplement. Or je demeure convaincu qu’il serait possible d’obtenir un quasi consensus sur la plupart des sujets, que nous serions capables de rassembler au moins les trois quarts des Français sur l’essentiel des principes et surtout des propositions de que ce j’appelle le républicanisme, en référence à la longue tradition de pensée politique mais à quoi d’autres peuvent bien donner d’autres noms peu importe.
En réalité, nous ne sommes pas seuls : nous sommes isolés – peut-être est-ce pire ? Parce que nous entretenons cet isolement avec autant de superbe que de bêtise. Héritiers de la tradition républicaine, nous ne savons rien faire mieux que nous chamailler entre nous, nous enferrer dans de ridicules et pénibles guerres de chapelles qui ne sont que de lamentables querelles d’ego. Nous perdons la guerre idéologique faute de vouloir même la mener ! Nous fragmentons notre propre camp à l’infini façon fractale pendant que nos adversaires néolibéraux et identitaires, eux, malgré leurs propres divisions, ont su construire des fronts unis et n’ont aucun scrupule à déployer leurs propagandes et leurs prétentions hégémoniques – la pensée confisquée : « tout ce qui se proclame monopole de lumière nous menace d’obscurité. » (Romain Gary)
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Je suis seul ; nous sommes seuls. Conjugaison aux premières personnes de cette solitude qui n’est en vérité que l’intériorisation de notre Connerie ressassée mais que nous n’osons même plus balbutier tant on nous l’a bien incrustée dans le crâne : l’endoctrinement de nos adversaires est un succès ! La Connerie : refuser de se ranger aux Camps retranchés derrière les barricades de la suffisance : Camp du Bien© contre Camp de la Raison© contre Camp de la Pureté©… et puis nous : seuls au milieu du champ de bataille – pour nous, pas de camp, que des cons.
Nous incarnons la Connerie de la pire espèce, celle qui pense qu’il peut y avoir autre chose que ces tranchées d’entre-soi – dans le fumier jusqu’au cou, la Connerie de lever les yeux pour chercher un peu d’air et de grandeur.
Après tout, il y a des façons d’échouer qui permettent aux autres de réussir.
Cincinnatus, 10 mars 2025

« Absence de discours de vérité », « dire ce que l’on voit ». Parmi les phrases clés de ce propos, ce sont elles qui résonnent le plus en moi. Effectivement nous devons lutter contre cette impression de solitude et lutter au quotidien autant que l’on peut. Souvent les gens me regardent alors de biais, mais peu importe, je suis honnête avec moi même, je ne baisse pas la tête. Merci à vous pour vos propos lucides et intelligents qui réconfortent.
F.D
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