
Du mouvement d’inspiration socialiste apparu au milieu du XIXe siècle dans la jeunesse dorée russe qui s’attribuait alors un rôle d’avant-garde éducatrice des masses paysannes, ne subsiste aujourd’hui qu’une insulte permettant de rejeter aux marges du politique tous ceux qui osent évoquer les intérêts populaires. Ainsi confond-on la défense du peuple avec le populisme, devenu synonyme de démagogie.
*
Nous héritons d’une longue tradition de tribuns populaires au verbe ciselé, aux arguments aiguisés, aux diatribes historiques… qui laissaient, il est vrai, une place certaine à une certaine mauvaise foi, qui pouvaient privilégier le pathos au logos et dont l’art oratoire servait parfois plus à flatter les masses qu’à les émanciper. La démagogie n’a sans doute jamais été tout à fait absente des discours de défense des intérêts du peuple et les manipulations des plus bas instincts des foules font aussi partie de notre culture politique.
Et si l’art de jouer le peuple contre les « élites » et de contourner les « corps intermédiaires » suspects et les représentants jugés illégitimes a connu de beaux jours dans le passé, force est de constater qu’il n’a rien perdu de sa vigueur. Il s’habille de nouveaux atours mais les mensonges démagogiques déployés pour faire semblant d’écouter et d’entendre le peuple, les faux-semblants et viles promesses destinés à obtenir une onction populaire qui se révèle immédiatement usurpée, ressemblent à s’y méprendre aux tours de prestidigitation rhétoriques que montrent tous les piètres flagorneurs qui hantent les démocraties depuis Athènes. Ils adaptent simplement leur forme au contexte.
Chez nous, la palette est large mais je reconnais volontiers un attrait particulièrement amer aux piteux rideaux de fumée qui s’attachent aux gesticulations de la « démocratie participative ». Les prétentions à « régénérer la démocratie représentative » en s’inspirant des « modèles de démocratie directe » ont de quoi faire sourire, tant les gadgets déployés s’éloignent de la réalité de la démocratie directe antique dont les conditions d’exercice sont impossibles à reproduire. Ainsi interroge-t-on la population locale dans des « consultations » aux questions tournées de la manière la plus putassière possible – comédies auxquelles ne participent qu’une poignée d’habitants, à peine quelques pourcents du corps électoral –, ainsi soumet-on aux « budgets participatifs » des projets délirants en concurrence avec des obligations légales comme l’entretien du patrimoine… autant de sinistres mascarades conduites par des élus traîtres à leur mandat et qui coûtent à chaque fois des millions d’euros. Quant au referendum, seul véritable dispositif légitime d’appel au peuple et de démocratie directe, il est au mieux instrumentalisé, au pire snobé comme en 2005.
Il ne faut voir dans ce spectacle d’une participation illusoire du peuple à la vie politique qu’autant de divertissements aux objectifs très clairs : faire oublier l’absence généralisée de projets politiques cohérents. Aucun parti n’a plus d’armature intellectuelle ni de vision du monde solides prenant la nation pour sujet politique ; tous se sont convertis aux discours markétés, formatés pour mieux s’adapter aux parts de marché visées. Grâce à ce lamentable clientélisme politique, la séduction des foules a laissé place à la drague des communautés. Pas sûr qu’on gagne au change avec cette démagogie kaléidoscope qui coupe toujours un peu plus les dirigeants politiques de la réalité vécue par le peuple.
Des pans entiers du territoire et de la population sont ainsi abandonnés, victimes de la cécité volontaire des médias et des politiques déconnectés, enfermés dans leurs bulles, quel que soit leur camp. La question sociale, notamment, est soigneusement évacuée par tous – et surtout par la « gauche », obsédée par le « sociétal » qui n’intéresse en réalité qu’une infime fraction bobo du peuple… fraction qui s’avère, évidemment, la principale pourvoyeuse de militants et d’élus. Cette « gauche coucou » a fait de la « stratégie Terra nova » sa feuille de route : concentrer les efforts sur des cibles précises – bobos des centres-villes barricadés dans leurs quartiers interdits aux pauvres, jeunes incultes élevés en sommet de l’évolution et dans la haine de tout ce qui les a précédés, quartiers de banlieue soumis au lumpencaïdat, islamistes avec lesquels des alliances sont sciemment construites – et laisser tomber le reste de la population française, jugée définitivement perdue.
Puisque le peuple est perdu, autant en construire un nouveau de toutes pièces. Le populisme prend ainsi une nouvelle forme, comme dans les théorisations d’une partie de la « gauche post-marxiste » (Laclau et Mouffe, par exemple) dont prétend s’inspirer Jean-Luc Mélenchon. Dans une vision profondément agonistique de la société et de la nation, on ne parle plus de lutte des classes mais on cherche plutôt à agglomérer des fragments de populations « dominées » pour constituer un « peuple » opposé aux « dominants » qui s’en voient expulsés. Jean-Luc Mélenchon se positionne ainsi comme le tribun incarnant un « contre-peuple », comme il l’exprime lui-même avec ses diatribes sur un « nouveau peuple français », la « créolisation », le remplacement du peuple français… le champ lexical est exactement celui des théoriciens du « grand remplacement », abordé par l’autre rive. Les identitarismes de droite et de gauche se rejoignent encore une fois dans leur projet de guerre civile. Il n’est d’ailleurs pas anodin que, depuis sa conversion identitaire, le style oratoire de Jean-Luc Mélenchon se rapproche de plus en plus de celui de feu Jean-Marie Le Pen, dans ses outrances surjouées et ses violents oukases, dans ses colères feintes et ses traits d’humour douteux, et jusque dans son antisémitisme.
De la « gauche coucou » à la droite du cercle de la raison néolibérale, on n’a que faire de ce peuple embarrassant. Le peuple, c’est sale, c’est moche, ça sent mauvais et surtout ça vote mal. On a honte de tous ces « sans-dents » , comme les désignait un ancien président prétendument socialiste. On en a honte et on en a peur. Le souvenir des Gilets jaunes fiche encore la trouille aux dirigeants politiques. Quand le peuple sort de sa léthargie, de cet « à quoi bon ? » qui le paralyse, qu’il exprime son ras-le-bol, son exaspération, sa colère… les petits marquis poudrés des salons parisiens tremblent. Tous les déconnectés donnent des leçons de morale à un peuple qu’ils ne voient pas, qu’ils préfèrent calomnier plutôt que l’écouter : il est plus rentable de parler à ses partisans et de galvaniser ses militants, de créer des boucs émissaires et de les livrer à la meute de ses trolls et groupies, plutôt que de comprendre ce que vivent vraiment les Français.
« Trumpiste ! », s’écrie-t-on dès que l’idée de peuple entre par effraction dans le débat public. Si Donald Trump n’existait pas, il faudrait l’inventer ! Horresco referens, repoussoir absolu, le Président américain sert d’épouvantail commode, après Le Pen père dont il prend la place de croque-mitaine dans l’imaginaire politique, pour décrédibiliser tout discours qui prétendrait faire une place au peuple. La confusion trumpienne entre élection par le peuple et incarnation du peuple [1] n’a aucun équivalent (pour l’instant) en France, mais on s’en fout : l’occasion est trop belle pour ne pas la saisir et l’on s’empresse de renvoyer à la démagogie psycho-pathologique de l’hôte de la Maison blanche toute tentative de dire ce que l’on voit : l’état réel du pays.
La nation s’émiette en bastions d’entre-soi, le peuple se fragmente en un archipel de mondes qui s’ignorent. Nous avons perdu la conscience collective d’appartenir à la même nation. Fractures sociales, territoriales, générationnelles…, sentiments d’insécurités économique, sociale, physique, culturelle… les souffrances du peuple français sont profondes. Et tout particulièrement dans la France périphérique, ce no man’s land, cette terra incognita, cet impensé des dirigeants politiques et des médias pour qui n’existent que les métropoles.
Comment s’étonner, alors, que ce peuple vote si « mal » ? À la diagonale de l’opportunisme et de la désespérance, tous ces Français qui se sentent méprisés et abandonnés, qui doivent subir le déversement de moraline culpabilisante envers leur mode de vie, ont bien compris qu’ils n’avaient plus rien à attendre d’une « gauche » qui juge plus rentables d’autres causes à défendre, ni d’une droite qui les a trahis à chaque fois qu’elle a été au pouvoir en rendant leurs conditions d’existence toujours plus difficiles.
Marine Le Pen n’a pas honte de nous sur la photo, elle !
Voilà, en substance, l’amer cri du cœur de ce peuple livré au seul parti qui prétend parler du peuple et au peuple. Et peu importe que les solutions que le RN imagine, que les changements qu’il promet soient illusoires ou non ; peu importe qu’il baigne, lui aussi, dans la démagogie et le mensonge. Il n’a pas grand-chose à faire, il lui suffit de ramasser ce peuple abandonné par les autres partis ; facile, pour lui, de se réclamer du peuple, de prétendre l’avoir compris, de prendre la parole en son nom, puisque personne d’autre n’ose s’en approcher. Il joue sur du velours. Il aurait tort de se gêner.
*
Contre l’atomisation du monde commun, nous avons perdu la capacité à produire des discours rassembleurs, des visions du monde englobantes, susceptibles de parler à l’ouvrier et à l’ingénieur, au salarié et au patron, à l’artisan et au fonctionnaire, au jeune et au vieux… Le peuple, si malmené, mérite d’être remis au cœur de la vie publique. Afin de régénérer la démocratie sans sombrer dans les gadgets clinquants et inutiles, nous avons l’impérieux devoir de nous emparer de la notion de populisme, de la débarrasser de ses oripeaux de démagogie, de fonder un véritable mouvement qui s’intéresse sincèrement au peuple dans son ensemble, sans le découper en tranches ni le flatter outrageusement, et de lui proposer un projet politique crédible et qui réponde à ses véritables besoins.
Cincinnatus, 24 mars 2025
[1] L’élection n’ouvre pas tous les droits, au contraire, elle oblige. Lire l’interview intéressante de Marie-Anne Frison-Roche : « Les juristes ont le pouvoir et le devoir de dire non à Donald Trump ».
