
Sale temps pour la justice. Et je ne parle pas ici de la tempête provoquée par la condamnation de Marine Le Pen, bien qu’elle participe à cette sinistre météo.
L’institution, comme bien d’autres, est en ruines ; et les individus oscillent entre sentiments d’injustice et d’impunité. Il faut dire qu’avec ses procédures longues et tatillonnes destinées à asseoir la certitude de culpabilité, elle ne s’accorde guère à la frénésie qui agite notre époque ; qu’avec son culte du secret conçu pour assurer la sérénité de l’enquête et de l’instruction, elle subit la suspicion généralisée à l’égard de quiconque refuse la dictature de la transparence ; qu’avec ses principes surannés comme la présomption d’innocence et le débat contradictoire, elle doit affronter la soif de châtiment des masses en quête de divertissements sans cesse renouvelés.
Ce qui a changé, c’est le rapport à l’innocence de toute une frange de la société. Aux yeux de beaucoup (trop) de citoyens, la justice n’innocente plus personne : elle ne fait qu’échouer à condamner les coupables. [1]
L’avocate au barreau de Paris Marie Dosé, co-auteur du livre Éloge de la présomption d’innocence avec sa consœur Julia Minkowski, pointe avec raison ce retour en arrière anthropologique qui confisque la réparation à la justice pour la confier à la vengeance. Si la Justice ne réussit pas à étancher la soif de punition, alors elle est fautive ; cette nécrose de l’humanité en nous congédie ensemble la raison et la justice, et menace l’État de droit qui nous sépare de la barbarie.
Les tribunaux médiatiques remplaçant les palais de justice, tout droit de cité se voit refusé à l’incertitude, à la remise en question, à l’interpellation, à l’appel : sous la dictature de la transparence, qui n’est rien d’autre que le plus bas voyeurisme revêtu des atours de la vertu, l’accusation entraîne mécaniquement la condamnation sociale. Le spectacle efface les procédures. Alors que tout jugement nécessite la plus grande circonspection, c’est avec la finesse d’une Panzerdivision à la charge que les affaires croustillantes sont médiatiquement traitées devant un public avide de nouveaux divertissements.
Rumeurs et calomnies ont toujours existé mais nous avons basculé dans une nouvelle ère qui les voit obtenir une puissance inédite par la judiciarisation des affects et de l’intime, conjuguée à la publicité sans précédent qu’offrent médias et autres réseaux dits sociaux. Nous formons une société de repus qui s’ennuient ; alors nous jasons. Et il n’est rien de plus distrayant que les chasses aux sorcières, que les ragots et les diffamations, que l’immolation publique de boucs émissaires, que le lynchage d’inconnus ou de célébrités transformés en monstres le temps d’avaler un seau de pop-corn. L’interprétation d’un regard peut provoquer un vent de haine ; on brise des vies pour des broutilles montées en épingle ; un bruit venu du néant suffit à tuer. Les meutes bien planquées derrière leurs écrans s’en donnent à cœur joie et peuvent détruire à distance, sans avoir jamais vu ni croisé leurs victimes. La foule est le pire bourreau que l’on puisse imaginer.
L’accumulation à haute fréquence des images déréalise le rapport aux histoires consommées et, simultanément, la caisse de résonance qu’offrent les réseaux dits sociaux les amplifie à une échelle inédite. Une erreur commune consiste à opposer médias traditionnels et réseaux dits sociaux, or les premiers se nourrissent des seconds en même temps qu’ils les alimentent, comme deux miroirs en vis-à-vis qui ne reflètent que le néant à l’infini. Ici, le néant s’appelle buzz. Et le buzz nécessite un approvisionnement continu en nouvelles histoires susceptibles de provoquer des réactions épidermiques aussi fortes que possible afin de multiplier les vues et les like. Faire fi du logos et flatter le pathos. Ainsi se succèdent indignations et coups de gueule à la vitesse du défilement sur écran de nos éphémères icônes du buzz médiatique. Dans notre société de l’obscène, le cerveau court-circuité, nous en sommes réduits à nous balancer entre la surréaction viscérale et l’amputation de toute empathie. La mort de la sensibilité ouvre la voie à l’extase de la sensiblerie.
Alors que règne l’abstraction de la culpabilité par écrans interposés, un scandale efface l’autre à une vitesse vertigineuse mais les stigmates demeurent indéfiniment sur la réputation des victimes des raids médiatiques. Une « bonne histoire » avec un méchant que l’on peut haïr vaut toujours mieux que les nuances et complexités de la réalité, surtout si peut s’attacher à un scandale le nom d’un personnage connu (Baudis et le Monde, Revel et Libé…), même sans l’ombre d’un indice – ne parlons même pas d’une preuve, ce machin suranné et obsolète. L’instrumentalisation politique d’affaires sans fondement profite pleinement de ces emballements programmés (Julien Bayou n’est qu’un exemple parmi tant d’autres). Les cellules internes de gestion des plaintes se multiplient dans les partis politiques qui en profitent pour court-circuiter la Justice et instrumentaliser les rumeurs souvent forgées par le ressentiment, l’ambition et la jalousie. Ces tribunaux politiques s’avèrent des outils d’une efficacité diabolique pour procéder aux purges des opposants et concurrents (héritiers de la meilleure tradition stalinienne, LFI et EELV sont passés maîtres en la matière… mais ils ne sont pas les seuls, évidemment, à pratiquer ces épurations opportunes). Quelle hypocrisie !
Et rien n’est plus hypocrite que ce « On te croit », dans lequel se drapent les tartuffes et tartufettes (soyons « inclusifs » !) pour mieux imposer leur brutale volonté. « On te croit » est à la fois la plus violente négation de la présomption d’innocence et un slogan creux et mensonger puisque, ainsi, victimes et bourreaux bénéficient d’une présomption d’innocence ou de culpabilité non en fonction des faits ni des principes du droit et de la justice mais de leur identité. « On te croit »… sauf si tu n’as rien à m’apporter, sauf si tu n’appartiens pas au bon camp politique, sauf si ton agresseur est de mon côté, sauf si tu es juive… et victime ou bourreau, innocent ou coupable, peu importe : on te protégera ou on te détruira publiquement en fonction de l’intérêt que tu représentes pour nous. La morale de la fable Les Animaux malades de la peste connaît ainsi une nouvelle interprétation, tribale, sans rien perdre de son acuité puisque, selon la communauté que vous servez ou à laquelle vous appartenez, « les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »… et la chasse à l’homme sera déclarée ouverte ou non.
Englués dans la culture de l’avachissement et la narcose idéologique, vautrés devant nos écrans qui nous évitent l’effort de penser, nous nous repaissons du spectacle de ces vies massacrées. Nos « foules sentimentales » ont une bien vilaine gueule.
Cincinnatus, 21 avril 2025
[1] Me Marie Dosé : « La présomption d’innocence est perçue comme un outil d’impunité », interview par Olivia Dufour sur le site d’Actu Juridique, le 25 février 2025.
