Nostra maxima culpa

Procession de flagellants au XIVe siècle, Pierre Grivolas (1867)

Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny
Envole-moi au ciel… zoum !
Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny
Moi j’aim’ l’amour qui fait boum !

Boris Vian, Fais-Moi Mal Johnny

Il flotte dans l’air comme un parfum de sadomasochisme assez nauséabond.
(Non que je juge ces comportements individuels condamnables en eux-mêmes : je me fiche bien de ce qui se passe derrière la porte de la chambre à coucher, de la cuisine ou du donjon, tant que ce qui s’y déroule n’implique que des adultes consentants – qu’ils se fassent du bien à se faire mal : pourquoi pas, on trouve les raffinements de la volupté comme et là où on peut.)
Il ne s’agit pas ici de cuir ni de martinet mais plutôt de la transcription homothétique de ces pratiques érotiques dans le domaine politique avec la tendance malsaine aux manipulations idéologiques et aux plaisirs pervers de la repentance à tout crin, de l’autoflagellation publique, de la confession de crimes imaginaires, dont notre époque, notre société et nos politiques débordent ad nauseam.
Fais-moi mal, Johnny !

*

Après chaque fait divers, après chaque attentat, les solidarités communautaires s’imposent, sans égard pour la volonté des premiers concernés, entre les impératifs catégoriques identitaires : « désolidarisez-vous » et « pas d’amalgame ». L’essentialisation contraint ainsi chacun à s’excuser d’être ce qu’il est, sans l’avoir choisi, et d’assumer une solidarité factice avec ses supposés semblables. Si la fabrication de boucs émissaires destinés à capter les colères comme autant de paratonnerres demeure une pratique largement partagée, la volonté explicite de graver le sentiment de culpabilité au plus profond des cœurs et des esprits accompagne fidèlement l’idéologie identitaire, caractérisée par l’assignation à résidence communautaire des individus, réduits à des caricatures monolithiques : innocents par naissance et coupables par essence.

Or « it takes two to tango », ont coutume de répéter nos amis anglais. Et le petit jeu de la culpabilité n’échappe pas à cette règle avec, d’un côté, les victimes autoproclamées de toutes les injustices imaginables qui jouent les petits Torquemada de village pour distribuer les rôles de persécuteurs à ceux qui n’ont pas l’heur de leur plaire et, de l’autre, les empressés du repentir, les obsédés de la mortification, les ravis du cilice. Ainsi assistons-nous au spectacle obscène d’antiracistes racialistes qui exigent de bourgeois blancs complices, trop heureux d’étaler ainsi publiquement leur valeur illusoire en même temps que leurs turpitudes fantasmées, de mettre en scène, avec un très mauvais jeu d’acteur, leur renonciation à un chimérique « privilège blanc » dans des confessions publiques aussi ridicules que peu crédibles. Mais ça amuse la galerie, ça donne bonne conscience et, surtout, ça les occupe, ces repus oisifs, de s’excuser bruyamment de crimes qu’ils n’ont pas commis auprès de gens qui ne les ont pas subis. Personne n’est coupable des crimes imputés à ses ancêtres ? Peu importe, tant qu’on se « déconstruit ».

Et quel plaisir, pour ces mâles blancs hétérosexuels, d’endosser le rôle des pires ordures de l’histoire de l’humanité, afin de mieux profiter de ces cérémonies expiatoires pour afficher sa « déconstruction » comme d’autres exposent leurs cicatrices de guerre – on a les gloires que l’on peut. Alors ils passent volontiers sous les fourches caudines de ce néoféminisme qui clame fièrement sa misandrie et pour qui tous les hommes sont coupables du patriarcat, crime universel, identique en Afghanistan et en France, au Moyen Âge comme aujourd’hui. Pour leurs stigmates, la novlangue, jamais avare de sigles parapluies qui recouvrent de leur ombre tout et n’importe quoi, a su inventer les « VSS », ces « violences sexistes et sexuelles » qui créent de toutes pièces un continuum délirant, voire une équivalence, entre la blague lourde de Jean-Luc à la machine à café et le viol quotidien en réunion d’une gamine de douze ans dans une cave de banlieue (ah mais attention : ce dernier ne compte vraiment que si les violeurs sont suffisamment clairs de peau et ont la bonne religion, ou bien s’ils appartiennent à un parti politique de l’axe du Mal, sinon c’est-pas-pareil, selon le catéchisme intersectionnel).

Les VSS, donc, sont la nouvelle mode, un peu partout dans la société et particulièrement dans le monde du travail où l’on a bien compris que la culpabilisation pouvait donner naissance à un juteux business. Des cabinets de conseil florissants, sorte d’Inquisition 2.0, terrorisent les directions des entreprises et, surtout, des administrations, pour imposer à tous ces violeurs que sont nécessairement les hommes des « formations » inspirées des meilleurs camps de rééducation idéologique, dans lesquelles les méchants mâles sont invités à expier tous leurs péchés afin, dorénavant, de ne présenter que des comportements parfaitement conformes aux dogmes de la bien-pensance. Ensuite, leur badge « déconstruit » bien visible au revers de leur veston, les méchants hommes qui se plient volontiers à ces mascarades pour complaire aux puissants du moment pourront enfin retourner travailler… en ayant bien conscience qu’ils sont toujours sous surveillance : aller à Canossa ne suffit pas, cela n’apporte qu’un sursis temporaire.

En effet, de manière générale, pour tous les amateurs d’épandage de sel sur leurs plaies, l’examen de conscience doit être sans cesse renouvelé. Cela dit, ce n’est pas très difficile. En regardant bien, on peut toujours y trouver quelque tache, une ombre, un reflet pas net. Après tout, comme le disait Richard Sennett, « tout moi [est], d’une certaine façon, un musée des horreurs » (Les tyrannies de l’intimité). Il n’y a qu’à se pencher un peu, qu’à approcher le nez pour que la grimace vienne toute seule. Ça devient même une habitude, une forme délicate de sensualité, une catharsis toujours très bien calculée. L’exhibition du mal en soi se transmute en vertu. Devant le vaste choix de péchés qu’ils trouvent dans le miroir, les experts en abjection de conscience peuvent sélectionner avec le plus grand soin les plus vendables, les plus rentables, et les assortir de la dose suffisante de fausse humilité et de regrets surjoués. Faible prix pour obtenir l’absolution des ligues de vertu.

Ces modernes et idéologiques Héautontimorouménos (celui qui est de lui-même son propre bourreau, sublime poème de Baudelaire) ont la jouissance pleurnicharde… ou la pleurnicherie jouissive, je ne sais plus trop. En tout cas, ils prennent leur pied à chouiner et trouvent une volupté particulière dans ce masochisme exhibitionniste. On pourrait voir dans cette obsession pour le martyre une résurgence débile ou sénile d’un vieux fonds de christianisme mal assumé… ou plus largement de religiosité à hauteur de caniche. Entre pénitence névrotique et mauvaise conscience, on baigne dans les eaux très troubles du ressentiment, sous les regards goguenards de Nietzsche et de Freud. Quel esprit de petitesse alors que nous avons tant besoin de grandeur !

La moraline nous persuade de notre culpabilité dans tous les maux du monde. Nous sommes tous sommés de nous excuser d’être ce que nous sommes. Enfin, pas vraiment tous : les accusateurs publics s’arrogent des privilèges qui rappellent furieusement le clergé d’Ancien Régime et distribuent indulgences et, surtout, immunités. C’est l’avantage, avec les identitaires : si vous avez la chance d’appartenir au bon camp, celui du Bien, des nouveaux damnés de la Terre, des victimes ontologiques, alors vous bénéficiez d’une protection absolue – divine ! –, d’une virginité immarcescible : impossible de vous reprocher quoi que ce soit, même les pires crimes. Frapper sa conjointe ou acheter de la drogue à un mineur entraînent la mort sociale et l’opprobre unanime pour n’importe qui, sauf lorsqu’il s’agit d’un député LFI ; des viols collectifs en bandes organisées sont des crimes répugnants, sauf lorsqu’ils sont commis par des migrants le soir du réveillon à Cologne, par des réseaux d’immigrés en Grande-Bretagne (pendant des années !) ou par des Palestiniens le 7 octobre.

Cette inversion des victimes et des bourreaux permet l’enfermement protecteur de criminels dans un statut confortable de victimes, à raison de leur couleur de peau, de leur sexe, de leur religion, de leur orientation érotique, de leur appartenance à un parti politique, etc. Une telle victimisation est d’une lâcheté sans nom. D’autant plus qu’elle permet les pires péroraisons sur fond de concurrence victimaire : en s’arrogeant le titre de victimes ontologiques, on se lance dans une méprisable course à l’échalote à qui sera plus victime que son voisin, avec toute la mauvaise foi du monde pour seul argument. Et pendant qu’on se tire la bourre, les vraies victimes, elles, sont effacées ou rendues coupables de ce qu’elles subissent : le fameux « sa jupe était trop courte » se voit décliné de toutes les manières possibles dès que la victime réelle n’appartient pas au bon camp. La victime d’un viol n’a pas la bonne couleur de peau ? elle l’a bien cherché.

Au sommet : les juifs, toujours considérés comme seuls responsables de leurs malheurs. Dès le 7 octobre, le retournement victimaire s’est joyeusement déployé pour faire du pire pogrom depuis la Seconde Guerre mondiale la conséquence logique, légitime, peut-être-un-peu-exagérée-mais-pas-tant-que-ça-finalement-parce-que-le-Hamas-c’est-un-mouvement-de-Résistants-quand-même, de tous les crimes imaginaires des juifs et de l’existence même d’Israël. Au service de cette propagande haineuse : tous les poncifs antisémites, tous les mensonges, toutes les manipulations possibles (et les quelques mouvements juifs qui, par intérêt ou idéologie, se plaisent à jouer ce jeu dangereux des antisémites, sont instrumentalisés dans des mises en scène sordides au service de leurs propres bourreaux). Derrière les faux-semblants de l’« antisionisme », l’incroyable déferlement d’antisémitisme auquel nous assistons dans le monde entier sanctifie les pires terroristes et criminalise les juifs, en tant que juifs. Avec la veule complicité de tous ceux qui y trouvent leur intérêt. Il faut rappeler sans cesse que, le 7 octobre, le Hamas a tué quarante-neuf Français, ce qui représente le plus lourd attentat islamiste depuis celui Nice. Or, depuis, le gouvernement français ne fait aucune pression sur le Hamas. Les connivences avec les islamistes ne sont pas seulement du côté de LFI, EELV et de leurs alliés : les collabos se trouvent de tous les côtés de l’échiquier politique.

Pourtant Carl Schmitt l’a bien théorisé : la désignation de l’ennemi ne se refuse pas – si je suis désigné comme ennemi, je peux faire et dire ce que je veux, je peux nier l’assignation de toutes mes forces et offrir des bouquets de fleurs et des nounours à celui qui me considère comme son ennemi, cela ne changera rien : il continuera de vouloir ma peau… et l’obtiendra d’autant plus facilement. Visiblement, nos gouvernants n’ont pas lu Carl Schmitt et persistent à jouer les serpillières de ceux qui désirent nous détruire. Le récent rapport sur les Frères musulmans en témoigne : à peine publié, la première réaction du président de la République fut de… présenter des excuser auprès des chefs d’États musulmans ! S’écraser devant l’ennemi n’aboutit à rien d’autre qu’à devoir s’écraser toujours plus encore, parce qu’il faut sans cesse donner de nouveaux gages que l’on pense correctement, que l’on agit comme il faut. Cela ne suffit jamais : chaque renoncement, chaque capitulation sans oser combattre, chaque servile reptation en appelle une autre, plus vile, plus veule encore.

Or la France et les Français n’ont pas à rougir ni à s’excuser d’être ce qu’ils sont, n’ont aucune leçon à recevoir en matière de mémoire ni de lucidité sur leur histoire. Les pressions d’États qui encouragent, voire financent, les déstabilisations et les attentats contre notre pays sont insupportables. D’autant plus qu’elles s’appuient sur des réécritures idéologiques de l’Histoire. Pourquoi donc sans cesse se battre la coulpe et accepter des remontrances infondées, des accusations mensongères et donner du crédit à des réclamations exorbitantes de réparation (voir le fameux débat, empoisonné, sur la « restitution » d’œuvres et de pièces de collections nationales) ? Même des historiens se compromettent en usant de leur autorité scientifique pour imposer des thèses plus dictées par le militantisme que par la connaissance. Prostituée, l’Histoire est soumise à toutes les instrumentalisations.

Celle de la colonisation, thème très en vogue, sert ainsi des intérêts qui se fichent éperdument de la véracité historique et alimentent sciemment les délires complotistes (des histoires folles sont colportées sur les réseaux sociaux, attribuant la construction de la Tour Eiffel, voire celle des cathédrales, aux Africains : c’est aussi inepte que si l’on affirmait que les pyramides ont été édifiées par les Bretons !) qui profitent de l’inculture historique d’une grande partie de la population. L’Occident ne possède pas le monopole de l’impérialisme, de la colonisation ni de l’esclavage : presque tous les peuples ont colonisé leurs voisins, la traite intra-africaine et arabe a duré plus longtemps que le commerce triangulaire (et continue d’exister !), les turpitudes de la plupart des pays asiatiques valent largement celles des autres, etc. Pourtant on ne demande des comptes (faux) qu’aux pays occidentaux, trop bêtes pour dénoncer ces manœuvres. C’est tellement plus confortable d’occulter volontairement tous les faits historiques qui ne vont pas dans le sens politique désiré d’une culpabilité absolue et unique des pays occidentaux en général, de la France en particulier – et de faire peser le poids de la responsabilité de crimes passés sur les contemporains qui n’y peuvent mais.

*

Et que ça se flagelle, et que ça se repent, et que ça accepte sans broncher d’être persécuté parce qu’on aurait été soi-même persécuteur dans une autre vie – que cela ne soient que des billevesées n’a aucune importance : la vérité historique compte pour rien dans ces mauvais contes pour enfants incultes. Il y a, dans toute ces contritions obstinées, dans toute cette hypocrisie lugubre, dans toute cette jouissance funèbre, comme une tendance suicidaire collective.

Cincinnatus, 2 juin 2025

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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