
Il faut bien qu’un peuple se refasse, et se refasse de toutes ses forces
Charles Péguy
Réduire les fractures, suturer les plaies.
Fractures sociales.
Fractures territoriales.
Fractures identitaires.
Fractures politiques.
Fractures culturelles.
Fractures éducatives.
Fractures générationnelles.
Etc.
Etc.
Réduire les fractures, suturer les plaies qui nous déchirent. Béances qui déchirent le peuple. Béances qui déchirent la nation.
Les fractures, les plaies qui nous séparent. Chacune nous sépare, de nous-même, des autres, de l’autre.
Les fractures, les plaies qui éparpillent. Qui pulvérisent. Qui atomisent. Façon puzzle.
D’autant plus lorsqu’elles coïncident, lorsqu’elles se superposent. Alors elles se renforcent. Alors elles se creusent d’autant plus. Alors elles ne s’ajoutent pas ; elles se multiplient. Elles s’élèvent à la puissance du ressentiment. De l’envie. De la jalousie. De la victimisation – de la concurrence victimaire. Moi plus victime que toi. Course effrénée à la reconnaissance. Course à la haine. Course à l’abîme. Une course sur un chemin de sang. Et au fond de l’abîme : la mort. Collective.
Chacun chez soi ; chacun en soi.
Béances qui nous déchirent. Béances qui déchirent le peuple. Béances qui déchirent la nation. L’expression « faire nation » est stupide. On ne fait pas nation. Nation-politique, nation-volonté. Il n’est plus de politique ni de volonté. Dans ce vide trop plein de nos ego, résonne l’écho d’un impératif inaudible : nous devons édifier un monde commun. À quoi bon ?
Nous vivons dans des mondes parallèles qui s’éloignent sans cesse les uns des autres.
Nous ne parlons plus la même langue.
Nous ne nous parlons plus.
Nous ne nous comprenons plus.
Nous ne cherchons même plus à nous parler ni à nous comprendre.
Nous devons édifier un monde commun qui a disparu.
Encore faut-il le vouloir. Qui le veut ? qui ose prendre le risque de la volonté ? de la volonté d’édifier monde commun ? de la volonté du politique ? Il n’est plus de politique ni de volonté.
Béances qui nous déchirent. Et nous clouent. Avachis dans le canapé. Consomme et tais-toi. La culture de l’avachissement est la réponse de la société de l’obscène au défi du politique. Nous communions dans la gloire du néant. Le néant, ce faux commun qui seul demeure.
Les dirigeants politiques jouent un jeu terriblement dangereux. Exacerber nos différends, nos différences. « Conflictualiser tous les sujets » : programme explicite. Programme avoué. Programme assumé. Programme revendiqué. Franche réussite. Bravo !
En face, l’adversaire joue le même jeu. RN, parti attrape-tout. À chaque cible son discours tout prêt, prépensé, prémâché. Contradictions ? On s’en fout, ça marche. Même résultat : attiser le feu qui consume déjà notre nation.
Et le troisième larron ? Même foire. Même mascarade. Même carnaval.
Tous, plus ou moins ouvertement, font la même chose. Tous, plus ou moins ouvertement, jettent du sel sur les plaies de notre nation. Tous, plus ou moins ouvertement, en accroissent les béances.
Tous s’imaginent prendre le pouvoir en séparant, en divisant, en creusant. Stratégie Terra Nova : découper la population, segmenter l’électorat, sélectionner les populations les plus susceptibles de voter pour soi, flatter les électeurs par des promesses d’ivrognes, corrompre les clientèles, aggraver, un peu plus encore, l’atmosphère de guerre civile.
Béances qui nous déchirent. À la diagonale des colères légitimes et des haines recuites – devenues modes d’être à l’autre et au monde.
Nausée.
Comment se réconcilier ? Comment se réconcilier avec les autres, avec son voisin, avec son prochain, avec son lointain, avec le monde ?
Démarche à l’opposé des slogans niais façon « vous n’aurez pas ma haine », avec marches blanches, nounours et bougies. On ne se réconcilie pas avec celui qui nous a désignés pour ennemis.
Au contraire !
Accepter, revendiquer même, l’honneur d’être une cible. Et mener le combat existentiel âprement.
En revanche : ne pas se tromper d’ennemi.
Béances qui nous déchirent. Le camp républicain est affligeant de chapelles égotiques qui tiennent, chacune, largement dans une cabine téléphonique – incapables de s’entendre alors que d’accord sur à peu près tout. Spectacle affligeant.
Réconciliation nationale ? Un pari : les Français sont d’accord sur les principes essentiels. Possibilité de s’accorder sur un programme politique qui rassemblerait 80% des Français. Repartir de là et travailler le reste.
Faire vivre le débat démocratique, ranimer l’espace public de libre expression, encourager la discussion, provoquer la controverse réglée, assurer l’iségorie.
Ne pas craindre les divergences, les oppositions : les exprimer, les discuter, en débattre.
C’est là tout le sens du politique, c’est là tout le sens du monde commun : la mise en commun de la parole et de l’action. Vita activa.
Désespérance.
*
La vita activa est frappée ; la vita contemplativa, elle, semble avoir simplement disparu.
Incapacité à s’émerveiller devant le monde, devant la beauté du monde et les œuvres du génie humain : c’est tout notre rapport au monde qui est corrompu.
Le moche étend son empire sur les décombres, sur les ruines, sur l’anéantissement du beau.
Les selfies comme paradigme cynique de l’indifférence narcissique au monde. De la mithridatisation des esprits, de l’insensibilisation des esprits, de la vitrification des esprits. La société de l’obscène ne rassemble pas, elle juxtapose derrière ses écrans des monades engluées dans leur exhibitionnisme solipsiste et leur inculture plastronnante.
Impossible réconciliation avec le monde.
Cincinnatus, 29 décembre 2025

Merci et bravo pour votre texte. Puissiez-vous trouver en vous et autour de vous des encouragements à continuer d’alerter sur la dégérescence qui affecte particulièrement notre pays.
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