Des racinés

Racines d’arbres, Vincent van Gogh (1890)

Lorsque vous avez été déraciné autant de fois que moi, le problème des racines devient une question de sacs de voyage dans lesquels vous les transportez.
Romain Gary, L’affaire homme

Sommes-nous donc des arbres pour, sans cesse, être ramenés à nos « racines » ? La métaphore arboricole me semble toujours suspecte. D’autant plus lorsqu’elle se fait insulte. Ainsi de ces Français « de souche » (on reste dans le forestier) qui se voient requalifiés en « souchiens » dans un petit kakemphaton aussi méprisant que peu subtil. Leurs « racines », parce qu’elles ne seraient que françaises, en seraient infamantes ; au contraire des autoproclamés « racisés » dont les racines, parce qu’elles seraient étrangères, seraient nécessairement glorieuses – et peu importe d’ailleurs qu’elles soient largement fantasmées. Racinés contre racisés : l’affiche fait frémir d’une guerre des identités, des appartenances et des allégeances.

Sommaire
Racines et identités
Déracinés fantasmés
Déracinés apatrides
Déracinés périphériques
Amour sacré de la Patrie

Racines et identités

À l’échelle de l’individu, l’identité se compose de trois dimensions – ou plutôt de trois strates : la plus profonde rassemble tous les éléments, principalement issus de son patrimoine génétique mais également, pour un certain nombre, de faits objectifs, auxquels il ne peut (pour encore quelque temps) rien changer (couleur des yeux, des cheveux ou de la peau, taille, sexe, mais aussi lieu de naissance ou orientation du désir érotique…) ; la strate intermédiaire se compose de tout ce qui lui a été transmis dans son enfance et par ses proches, qu’il n’a pas acquis volontairement et qu’il peut choisir d’assumer ou de rejeter plus ou moins aisément (langue maternelle, culture, religion, certaines opinions et visions du monde…) ; la strate la plus superficielle, enfin, comprend tout ce qu’il a choisi de faire sien par le biais de ses rencontres, de ses lectures, de ses réflexions, tantôt volontairement tantôt par hasard, et sur quoi il peut agir le plus directement. La première strate, la plus profonde, ainsi que la deuxième pour partie, assurent la pérennité de l’identité, tandis que la troisième, la plus superficielle, et la deuxième encore pour partie, en font un objet mouvant, changeant, en évolution continue [1].

Dans ce schéma, les « racines » d’un individu renverraient a priori à la deuxième strate de l’identité… mais aussi, confusément, à des éléments des deux autres. On peut choisir, dans une certaine mesure, son identité mais peut-on, de même, choisir ses « racines » ? Simone Weil a consacré l’un de ses ouvrages majeurs à L’Enracinement. Si elle reconnaît très vite les difficultés à définir le concept, elle lie les « racines » d’un individu aux « milieux dont il fait partie » et montre combien elles doivent être « multiples » et variables :

L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. [2]

Comme nos obsédés des petites boîtes dans lesquelles ranger les êtres humains sont aujourd’hui loin des réflexions de la philosophe chrétienne ! Dans leurs esprits étroits, l’identité se confond avec une topographie originelle, qui peut être aussi bien réelle qu’imaginaire, cela revient au même : lieux où l’on est né, où l’on a grandi, d’où proviendrait la famille… tout cela se confond en fonction de ce qui peut être le plus commode dans la compétition victimaire. Que l’identité d’un individu se nourrisse de ces ascendances construites à la mythologie familiale, cela va de soi. C’est lorsqu’elle s’y réduit et les sacralise dans un discours performatif que l’identitarisme éclate au grand jour et impose sa tyrannie. « Racines », « enracinement », « déracinement » : ces questions qui creusent dans notre nation les tranchées d’une guerre civile larvée sont trop sérieuses pour être laissées aux entrepreneurs identitaires et à leurs manipulations de prestidigitateurs démagogues.

Elles surgissent des appartenances de l’homme à divers groupes, c’est-à-dire à l’intersection entre identités individuelle et collective. L’identification de l’individu au groupe se joue à la congruence de sa propre identité à celle de la collectivité [3] ; la preuve de son appartenance se soumet aux solidarités imposées ou acceptées ; la rétribution symbolique de l’engagement s’exprime dans la fierté identitaire et dans la revendication publique d’appartenance. L’excitation factieuse des sentiments identitaires vise à déstabiliser l’appartenance à la collectivité nationale en brisant le lien entre l’identité individuelle et l’identité nationale et en exacerbant les appartenances communautaires et les solidarités tribales [4]. Dans ces conditions, la question des « racines » entraîne celle de comment et avec qui se sentir « chez soi ». Or, aujourd’hui, trois sociologies de « déracinés » en proie à des crises identitaires profondes s’affrontent et ne se sentent pas « chez soi » en France.

Déracinés fantasmés

Travaillés simultanément par les idéologies néolibérale et identitaire, des gamins, pour la plupart français, rejettent la France et se rêvent des « racines » étrangères.

Ayant parfaitement intégré leurs rôles de consommateurs et de produits de la culture de masse (oxymore bien commode), la société spectaculaire-marchande leur sert de milieu naturel au point qu’ils s’y fondent complètement. Parfaits agents de la culture de l’avachissement, ils assument leur léthargie civique aussi bien que leur déculturation. Les démissions et abdications collectives ayant entraîné l’effondrement de l’école et l’anéantissement de l’instruction, des générations d’incultes arrogants deviennent adultes sans avoir quitté les caprices de l’enfance ni les illusions de toute-puissance de l’adolescence. Le lavage de cerveau leur ayant laissé des nouilles trop cuites entre les oreilles, le terrain est dégagé pour les démagogues et leur bourrage de crâne.

Depuis le berceau, les entrepreneurs identitaires biberonnent les jeunes « racisés » à des discours victimaires qui viennent flatter leurs ego boursouflés en leur répétant qu’ils ne sont pas français, que la France est raciste, qu’elle a réduit leurs ancêtres en esclavage et exploité leurs parents, qu’elle ne veut pas d’eux, qu’elle a une dette envers eux, qu’ils n’ont que des droits et aucun devoir, etc. Par contraste, ils voient dans des mirages oniriques le pays de leurs ancêtres comme un pays de cocagne où ils peuvent, dans le meilleur (ou le pire ?) des cas, retourner quelques semaines pendant les vacances et en revenir avec une vision biaisée. Les mariages importés renforcent encore le séparatisme : parler de « première », de « deuxième » ou de « troisième » générations n’a pas de sens puisque, conformément à une vision tribale et misogyne de la « pureté », nombreux sont les jeunes gens qui vont chercher épouse « au pays ». Ainsi des mômes français, chauffés à blanc, fantasment-ils un pays d’origine qu’ils ne connaissent pas pour mieux haïr celui auquel ils doivent tout [5].

Les « racines » différentes, ici, ne s’hybrident pas, ne s’enrichissent pas : elles se combattent et s’excluent, dans un rejet violent. Le sentiment de haine de la France, patiemment suscité et entretenu sur fond de mythologies tribales mensongères et de religiosité de supermarché, aussi intellectuellement pauvres que politiquement efficaces, s’accroît sans cesse et nourrit les colères individuelles et collectives. Les « racines » étrangères, d’autant plus ancrées qu’elles sont imaginaires et n’ont donc pas à se coltiner les contradictions du réel, encouragent les bouffées de violence autant qu’elles leur servent de prétextes. Convergent dans ces explosions à la fois l’ennui inhérent à la culture de l’avachissement, les pulsions d’accaparement encouragées par le culte de la consommation, le sentiment d’impunité généralisé et l’absence de surmoi, les mises en scène narcissiques de soi par les divers écrans et réseaux dits sociaux, et le mépris et la détestation ressentis envers la France. Ce qui n’empêche pas certains politiques et intellectuels, pour se donner bonne conscience, d’en faire les nouveaux damnés de la Terre et de légitimer toutes les exactions du lumpencaïdat.

Déracinés apatrides

Purs produits, eux aussi, de la mondialisation néolibérale, des individus, forts de leur « réussite » financière, se croient membres d’une élite déconnectée des contingences nationales et agissent comme s’ils étaient apatrides.

Les grands bourgeois ont fait sécession. Au prétexte d’être des « citoyens du monde », il se sont en réalité exilés eux-mêmes du monde commun et habitent la mondialisation. Leur patrie : les chambres et lobbies d’hôtels, halls d’aéroports et sièges arrières de berlines de luxe. Quel que soit le sol sur lequel ils sont implantés, ces non-lieux sont toujours identiques, parfaitement formatés pour inspirer une absence de sentiment, une neutralité absolue, l’impression de ne pas bouger, de demeurer dans une bulle au confort millimétré – nouveau paradigme esthétique à la pauvreté affligeante. En créant ainsi des espaces formatés, stérilisés, ils ont l’impression d’être partout chez eux : il n’existe plus pour eux de différence entre New York, Singapour, Londres ou Dubaï, puisque tout ce qu’ils en connaissent est ce continuum rassurant.

Aussi peuvent-il professer doctement – et sincèrement – la désuétude des frontières, ces reliquats inutiles et dangereux d’un passé suranné, ces témoins encore vivants des odieux nationalismes qui menacent toujours la paix et la prospérité. Difficile pour eux d’avouer que la nausée que leur inspirent les frontières tient surtout à leur snobisme, ce refus d’appartenir au commun… et aux intérêts bien compris de ces spécialistes de « l’optimisation fiscale », terme pudique pour désigner l’évasion et la fraude fiscales. En effet, ces apatrides de cœur et de porte-monnaie sont prêts à payer très cher pour s’exonérer de la loi commune et de la solidarité nationale. L’intérêt général les indiffère, la politique n’éveille chez eux que sarcasmes désinvoltes : seule compte la fructification de leurs intérêts personnels.

Parmi eux se trouve une partie des expatriés français qui, depuis les pays étrangers (en général des modèles de démocratie et de solidarité !) qu’ils ont choisis pour établir la résidence principale qu’ils occupent quelques semaines par an, répandent à l’envi leur venin sur cette France qu’ils ont abandonnée et trahie. Et ils osent, en même temps©, prétendre en être les meilleurs VRP ! Ils ne se trouvent aucun sentiment de devoir envers la France… sauf quand il s’agit de profiter de ses meilleurs atouts, notamment les services publics (de santé, par exemple) qu’ils ne cessent de dénigrer.

Mais cette fraction des expatriés ne forme pas, à elle seule, toute la clique de ces déracinés apatrides : beaucoup de déserteurs de la patrie continuent de prétendre y vivre tout en protestant bien fort de leur détestation de la France, en général caricaturée en une odieuse survivance du régime soviétique – la mesure, la nuance et la culture historique ne sont pas forcément leurs premières qualités, reconnaissons-le.

Hors-sol, ils flottent au-dessus du monde dans l’illusion d’ainsi le posséder. Sans patrie ni attache qui les relieraient au monde, ils s’enivrent de la vertigineuse sensation d’une liberté au rabais alors qu’il n’est rien de plus contraire à la liberté que l’absence de liens. Le néolibéralisme encourage dans leur délire grotesque ces humains gonflés à l’hélium qui vivent suspendus, sans rien pour les relier au sol. Car, si toutes les grandes fortunes ne se laissent pas ainsi emporter par les vents mauvais du séparatisme, l’argent demeure le meilleur corrupteur de la vertu civique.

L’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner. Il l’emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu’il demande un effort d’attention tellement moins grand. Rien n’est si clair et si simple qu’un chiffre. [6]

Au point que pour ces apatrides volontaires, l’homme lui-même « ne devient plus qu’un chiffre, la répétition de plus d’un éternel zéro [7] ».

Déracinés périphériques

Grands perdants de la mondialisation financière et exclus de la triomphante « modernité », des populations entières se sentent exilées dans leur propre pays.

La France périphérique, si bien observée par le géographe Christophe Guilluy, ce peuple considéré par la technocratie au pouvoir comme un ramassis de beaufs sans intérêt parce qu’ils ne votent pas ou qu’ils votent mal, souffre d’un terrible complexe d’infériorité. Invisibles, oubliés, et même méprisés, ses habitants ont l’impression que seuls les autres – ceux des métropoles, ceux qu’on voit dans les médias, ceux à qui et de qui parlent les politiques et les journalistes, ceux dont les besoins et intérêts trouvent toujours satisfaction – bénéficient de l’étourdissant privilège de se sentir… chez soi.

De nombreux Français regardent ainsi le monde changer avec la désagréable impression que tout cela se fait sans eux, voire contre eux, que non seulement ils n’ont pas voix au chapitre mais qu’en plus ils se font avoir sur toute la ligne. Laissés de côté, voir poussés dehors de ce qui est encore leur pays, ils ne trouvent pas leur place dans la France d’aujourd’hui et se sentent surnuméraires [8]. Alors ils s’accrochent à ce qu’ils ont, ou à ce qu’ils croient perdre. Les uns aux petites patries, aux identités locales et autres cultures régionales qui appartiennent à la culture française malgré les séparatismes et les manipulations identitaires, destructrices de la nation française. Les autres à un passé parfois fantasmé, dans une nostalgie, qui n’a rien de ridicule ni de honteux, d’une France singulière et grande, qu’ils pensent disparue ou, en tout cas, qu’ils ne reconnaissent plus.

Aux périphéries spatiales de la géographie s’ajoutent celles, temporelles, de l’histoire. Le sentiment d’exclusion frappe ainsi tout particulièrement les plus âgés d’entre nous, nonobstant leur lieu de résidence. Les fractures générationnelles, déjà béantes, s’élargissent de leur convergence avec d’autres : numériques, culturelles… Nos vieux vivent un exil intérieur dans ce qui fut toujours leur pays et voient leurs racinés arrachées. Raillés, ignorés, mis à l’écart d’un monde qui ne veut plus d’eux et le leur signifie brutalement, ils subissent un jeunisme agressif dont les sarcasmes ne révèlent qu’un rictus de bêtise et de méchanceté [9].

L’épidémie de Covid fut à ce titre l’occasion d’un déballage ahurissant de haine contre les plus âgés qui pouvaient bien crever, pourvu que les plus jeunes puissent poursuivre leurs activités comme si de rien n’était. Il n’y a là, pourtant, que la révélation d’un sentiment, jusqu’alors plus ou moins pudiquement tu, chez beaucoup de « jeunes gens » de ne rien avoir de commun avec leurs aînés, de ne rien partager avec eux, de ne rien leur devoir – le sentiment d’incarner le sommet de l’évolution, dans une forme crétine de fantasme de la table rase. Par le procédé toujours bien commode du bouc émissaire, en rendant coupables leurs prédécesseurs de tous les maux du monde, ils s’achètent une bonne conscience à peu de frais et, surtout, les expulsent du monde commun.

Amour sacré de la Patrie

Au-delà de ces trois catégories, c’est tout le peuple français qui semble sentir ses « racines » se déchirer et vivre une crise d’autodénigrement. Le ressentiment vire même au plaisir pervers de la haine de soi, véritable sport national. Alors qu’il est partout ailleurs considéré comme normal et évident d’être fier, de défendre et même d’aimer son pays, il n’y a sans doute qu’en France que ces sentiments sont devenus synonymes de fascisme ! Gloire aux patriotismes étrangers mais à mort le patriotisme français : Romain Gary fait le ventilateur dans sa tombe [10].

Cette haine de la France, cette francophobie de l’intérieur, très partagée, est le symptôme d’un peuple malade. Hymne, devise, drapeau… tous les symboles nationaux sont saccagés, ramenés à une détestable trivialité ou à la simple honte – en-dehors des compétitions sportives, autrement dit du spectacle de masse, le tricolore passe pour un symbole de l’extrême droite ! Et jusqu’à la langue, elle-même massacrée par ses propres locuteurs qui, non contents d’en ignorer les règles les plus basiques de la grammaire et de la syntaxe, s’échinent, par snobisme et inculture, à la remplacer par un globish aussi insultant pour Shakespeare que pour Molière. Aucun autre pays ne méprise ainsi sa propre culture ni sa propre langue.

Il y a pourtant de quoi être fiers. Nous n’avons pas à rougir de notre pays, de son histoire, pas plus sombre que d’autres mais, à plusieurs reprises, exceptionnellement plus lumineuse que toutes, de sa langue ni de sa culture qui ont su donner au monde de nombreux chefs-d’œuvre, de ses philosophes ni de ses scientifiques qui ont repoussé les obscurantismes et fait progresser l’humanité, de ses paysages, de ses villes, de ses villages… ni de sa nation, conçue comme volonté politique commune. Nation politique, la France n’existe que dans le bouillonnement d’idées et la dispute publique. L’apathie intellectuelle et politique, fruit à la fois de la culture de l’avachissement et des censures idéologiques, est pour elle un poison mortel.

Le génie de la France réside dans son universalisme et dans sa capacité à proposer au monde un modèle original ; elle ne rêve aujourd’hui que de normalité, de devenir une nation comme une autre… Comment avons-nous pu collectivement choir à un niveau si bas ? ravaler ainsi nos ambitions à celle des plus médiocres ? faire taire tout orgueil national ? abdiquer tout honneur ? La France fut une inspiration ; sa tradition s’appelait jadis humanisme. Plus personne n’y croit aujourd’hui, ni dans son peuple ni dans les nations étrangères, alors que plus que jamais le besoin s’en fait cruellement ressentir, tant dans son peuple que dans les nations étrangères. Jamais l’aspiration à un autre modèle n’a été si forte et nous nous échinons à nous fondre douloureusement dans le modèle dominant et mortifère.

La France a depuis longtemps cessé de croire en elle-même, en son dessein. Elle doit retrouver son génie et revendiquer une forme de vision tragique d’elle-même et de l’histoire. Nous avons besoin de grandeur plus que de toute autre chose. Et notre malheur est que nous ne le savons pas. Simone Weil déplorait que toutes les formes de collectivités aient été réduites à la nation [11] ; nous devons aujourd’hui déplorer que la nation elle-même ait été effacée dans la disgrâce, laissant derrière elle des individus en apesanteur. Il n’y a rien de plus hideux qu’un peuple qui n’est lié à rien par aucune fidélité.

*

On habite un pays, une langue, une culture… La culture est l’art de choisir ses amis parmi les morts et les vivants. L’amour du passé, la nostalgie même, n’ont rien à voir avec une pensée réactionnaire : l’ancrage dans une culture riche, féconde, permet de se projeter d’autant plus vers l’universel. Et c’est à l’école de faire grandir et prospérer cette capacité à se sentir chez soi dans le monde de la pensée, en bonne compagnie, paradoxalement en obligeant l’enfant à un dépaysement radical : la neutralisation de ses déterminismes pour lui révéler les autres possibles. Déracinement ? Non : transplantation en pleine terre pour que poussent plus fortes et plus nombreuses les racines autrement coincées dans un pot toujours trop petit. Mais la métaphore arboricole, aussi séduisante soit-elle, est trop pauvre, trop naïve. Elle ne peut rendre la nécessité du passé hérité pour construire l’avenir.

Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. [12]

Cincinnatus, 11 septembre 2023


[1] Pour une version plus précise et plus détaillée, lire le billet « Des identités et des identitaires ».

[2] Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Folio essais, p. 61.

[3] Lorsque Simone Weil décrit la collectivité comme ce qui « conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir », elle exprime dans ses propres mots quelque chose d’assez proche de ce que Ricœur, à la suite de Mannheim, formalisera comme la dimension constructive de l’idéologie, ainsi que des réflexions d’Hannah Arendt sur le monde commun.

[4] Et, comme toujours, identitaires autoproclamés de gauche et identitaires de droite partagent la même vision du monde. Les seconds, qui n’ont que les « racines chrétiennes de la France » à la bouche, ne font guère illusion : de la grandeur nationale, ils se font la conception la plus rabougrie qui soit et oublient sciemment la richesse de tout ce qui fonde l’identité française.

[5] Il faut lire à ce sujet l’excellent livre de Fatiha Agag-Boudjahlat,Les Nostalgériades : Nostalgie, Algérie, Jérémiades.

[6] Simone Weil, L’enracinement., op. cit., p. 63.

[7] Kierkegaard.

[8] Au sens du très beau roman L’homme surnuméraire de Patrice Jean (Rue Fromentin, 2017).

[9] L’odieuse réplique à la mode sur les réseaux dits sociaux, « Ok boomer ! », est emblématique de la stupidité arrogante qui déchire le tissu entre les générations.

[10] Dont la célèbre citation est devenue, hélas, un lieu commun vidé de sa substance :

Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres.

[11] Simone Weil, L’enracinement., op. cit., p. 129-130.

[12] Ibid., p. 70-71.

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

4 commentaires sur “Des racinés”

  1. Cher Cinci,

    La réflexion de Malika Sorel me semble, sur ce sujet, plus que pertinente. Ayant prêté ses livres, je ne peux que résumer grossièrement ce dont je me souviens : il s’agit d’OPTER pour la France, de l’épouser sans réticence elle et sa culture : par exemple, bien évidemment sans renier ses origines, de ne pas demander au conjoint, aux collègues, aux Français d’origine, d’oublier CHEZ EUX qui ils sont et quel est leur pays, de se convertir ou de supporter l’air de rien les revendications identitaires et coloniales de l’Autre qui, parce qu’Autre, serait meilleur. .

    Bien à vous.

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  2. Bravo Cincinnatus !
    Un texte brillant fort bien troussé qui trouve sa place naturelle dans mes racines humanistes, républicaines, universalistes. Merci aussi pour ce décryptage de l’ouvrage de Simone Weil que je ne connais pas (cela manque indéniablement à ma culture !)
    Je vais aussi lire de ce pas l’autre billet « Que les vieux crèvent ! » dont je vais adorer la teneur je pense, ayant été scandalisé par certains propos de certains politiques et philosophes libertariens (et surtout égoïstes au dernier stade).
    Bonne continuation !
    Cyrille

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  3. Vous avez une fois de plus parfaitement et remarquablement décrit l’état du pays.
    Il m’a semblé entrevoir dans les dernières lignes un soupçon d’espoir.
    Je suis malheureusement moins optimiste.
    Les raisons qui poussent à dévaloriser la France sont assez transparentes, même si elle sont désagréables à regarder.
    L’arrivée massive d’une immigration inassimilable au cœur (banlieues) de la France populaire, qui ne tire son honneur que de ce que l’on dit d’elle, a rendu ces français honteux car dénigrés par les immigrés et raillés par les élites.
    Dès lors mieux vaut imiter les nouveaux arrivants qu’être ridicules.
    Quant à ces nouveaux français, perclus de rancoeur et jaloux d’un patrimoine qui, a défaut d’être possédé ne peut que rendre jaloux, ils n’ont de cesse que de détruire ce qu’il ne veulent pas assimiler.
    Quant aux élites, tout a été dit sur elles et leur lâcheté conjuguée à leur panurgisme commandent le mépris du peuple en même temps que l’admiration de l’étranger anglo-saxon et la compassion pour celui d’Afrique.
    Le peuple français honteux, pris en étau entre deux détestations, ne peut que succomber.
    La démographie fera le reste.
    Ite missa est.

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