Une indigestion normative ?

Moïse brisant les Tables de la Loi, Rembrandt (1659)

« Trop de normes ! » « Les normes nous écrasent ! » Ad nauseam
Mais de quoi parle-t-on vraiment ?
Parmi tous les sens qu’il recouvre, le mot « norme » en possède notamment trois dont les multiples confusions entraînent malentendus gênants et manipulations dangereuses.

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Au sens statistique du terme, la norme correspond à une situation dans laquelle la majorité est telle qu’on peut la considérer comme allant de soi. Les exceptions, minoritaires, existent et sont reconnues. Aucune valeur morale n’est associée à la norme ni à ses exceptions : ce ne sont que des faits qui peuvent, selon le cas, évoluer ou non avec le temps. La binarité sexuelle est une norme issue de la biologie, les exceptions sont rarissimes. L’hétérosexualité caractérise l’immense majorité des individus et d’autres orientations sexuelles existent sans qu’il y ait à juger l’une ou l’autre supérieure d’aucune manière. La population française a majoritairement une peau claire, avec mille nuances et moult exceptions, comme la population sénégalaise la peau foncée avec, aussi, des exceptions, ou la population japonaise les yeux bridés : ce sont des faits qui ne doivent entraîner en rien l’idée que certains individus seraient meilleurs en raison de leur taux de mélanine ou de la forme de leurs yeux. Appartenir à la norme ou à l’une de ses exceptions, c’est-à-dire à la majorité statistique ou à une minorité, ne devrait emporter aucun titre de gloire particulier. Cela fait partie de l’identité d’un individu, c’en est une caractéristique parmi d’autres, qu’il s’agit simplement d’accepter et d’assumer [1].

Au sens prescriptif du terme, la norme désigne un comportement jugé positivement par la collectivité : ce qui est conçu comme normal. Alors que la norme statistique relève de l’être, la norme prescriptive appartient au domaine du devoir-être. Elle est une règle qui s’impose à tous, que l’on peut choisir de respecter ou de violer, mais dont la contradiction place l’individu en-dehors de l’espace collectivement défini du Bien. S’affranchir de la norme sociale expose à d’éventuelles conséquences – qui peuvent ou non advenir. Ainsi, pour prendre des exemples triviaux de l’ordre de la politesse et du savoir-vivre, est-il jugé normal de retirer son couvre-chef lorsqu’on entre dans un bâtiment, de ne pas parler fort dans un lieu public, de ne pas rouler à vélo sur le trottoir, etc. : un nombre infini de normes, plus ou moins contraignantes, plus ou moins acceptées et respectées, déclinées ou non dans la législation, qui régulent les comportements dans l’espace public et, pour certaines, dans l’espace privé, et qui peuvent paraître ressortir au bon sens ou à l’arbitraire. Toute culture, toute civilisation a besoin de normes, de règles pour exister et perdurer. Et même de « tabous » : il y a une forme d’hybris extrêmement dangereuse à vouloir, comme le clament bien des rodomonts politiques ou médiatiques, « briser tous les tabous ».

Ces deux ensembles de normes ne se recouvrent pas. Une règle peut ne pas être suivie… et même être très largement violée : la norme prescriptive continue d’exister mais n’est reconnue et appliquée que minoritairement, sous la pression de la norme statistique, c’est-à-dire du plus grand nombre. L’excuse du « de toute façon, tout le monde le fait » exprime cette tentative de faire passer la norme statistique au-dessus de la norme prescriptive pour mieux effacer cette dernière. De façon plus pernicieuse, la confusion entre être et devoir-être, jumelle de celle entre fait et opinion, ouvre la voie à toutes les manipulations rhétoriques et idéologiques – tout particulièrement dans le cas très répandu où une norme statistique est prise pour une norme prescriptive. Soit pour l’imposer en cherchant à rendre tout le monde identique ; soit en transformant une majorité de fait en oppression imaginaire : les discours racialistes de militants autoproclamés antiracistes ou ceux de néoféministes intersectionnels et/ou transactivistes, par exemple, reposent sur ce sophisme qui feint de prendre un fait (historique, biologique, démographique…) pour une oppression. Le ressort est toujours le même : l’élévation d’un cas individuel à la puissance d’une norme collective.

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Et puis il y a celles contre lesquelles tout le monde, de droite, de gauche comme du centre ou d’ailleurs, s’élève joyeusement : les normes administratives. Si elles paraissent conçues pour « emmerder les Français », comme le disait un certain Président normalien, se cache souvent derrière ce rejet viscéral – cette « phobie administrative », comme le disait un certain secrétaire d’État dont les déclarations de revenu n’étaient guère… normales – une forme de démagogie peu ragoûtante qui feint de croire que les normes seraient pensées pour pourrir la vie des gens et que l’absence de normes serait un immense soulagement.

Quitte à m’exposer à la vindicte générale, j’ose l’affirmer : au contraire ! Il faut des normes, des règles communes, inscrites dans le droit. Que chacun sache que la même règle s’applique de la même manière à tous, qu’il n’existe pas de passe-droit ni d’exception arbitraire : l’égalité et la justice le commandent.

Je ne nie nullement l’inflation déraisonnable des normes et contraintes administratives mais souligne que la critique deleur principe est puérile et démagogue. En outre, cette critique prend souvent pour boucs émissaires l’administration et ses fonctionnaires (salauds bien commodes), jugés responsables d’une odieuse tyrannie bureaucratique ; or c’est oublier un peu rapidement que la bureaucratie n’est pas l’apanage de la fonction publique – au contraire ! – et que les services publics ne sont pas responsables de la lourdeur de procédures qu’ils subissent plus cruellement encore que les autres. Pour le dire autrement : on se trompe doublement en s’en prenant aux normes en général et à l’administration en particulier.

Les contraintes normatives peuvent être vécues avec un terrible sentiment d’absurde et, pour dépasser le pur ressentiment, les attaques doivent donc viser les bons responsables.

Le paradoxe apparent de l’idéologie néolibérale tient à l’opposition entre les discours et la pratique. Ses thuriféraires réclament, au nom de « l’efficacité », toujours plus de « simplification », de « dérégulation », la suppression de toutes les normes qui entravent le sacro-saint Marché « libre » et tout-puissant. Et pourtant, dans les faits, ils sont obsédés par le micromanagement, par le contrôle absolu des individus réduits à des nombres, par des indicateurs toujours plus nombreux et complexes regroupés dans des « tableaux de bords » qui leur donnent une illusion de compréhension et de maîtrise du monde ; ils sombrent dans le fétichisme du chiffre, passent un temps inouï à inventer des processus toujours plus complexes, multiplient les intermédiaires et la bureaucratie. Le hiatus, qui découle directement de la fausse conception de la liberté par le néolibéralisme, est invivable ; une telle perversité rend fous ceux qui la subissent.

Incapables, par incompétence, paresse et capitulation, de peser sur les enjeux véritables, les dirigeants politiques s’en remettent au Marché et se retournent, parce que c’est bien plus facile, vers le contrôle de la vie privée, assumant pleinement le passage du politique au privé, du social au sociétal. Nombre d’activités jusque-là laissées à la responsabilité individuelle passent ainsi sous le regard intrusif d’un flicage pointilleux. Mais qu’on accepte sans moufter, culture de l’avachissement oblige. Les prescriptions comportementales s’imposent par l’intermédiaire de dispositifs administratifs normatifs et par le nudge, ce paternalisme libéral qui consiste à pousser la population à adopter certains comportements, sans prendre de risque politique [2].

Obnubilés par leur impuissance et par leur besoin de justifier leur existence, les élus se livrent à une surenchère législative qui conduit à une obésité morbide. Ayant perdu de vue la nature et l’objectif de la loi, ils en rédigent et en votent beaucoup trop – une très grande partie de la législation relève en réalité du réglementaire. Mal écrites, mal conçues, souvent inapplicables, les lois sont pondues n’importe comment par un personnel politique à la médiocrité affligeante. La prolifération des normes inutiles ou contreproductives vient souvent de là ! Et de leurs séides, hauts fonctionnaires sans vision et technocrates procéduriers. Le moteur s’emballe et produit des normes, parfois justifiées, parfois absurdes, sans plus aucune réflexion quant à leurs conséquences sur la vie des gens qui les subissent.

L’Union européenne se voit régulièrement, et à juste titre, pointée du doigt dans cette inflation délirante. Tous les échelons de cette pure technocratie sont détachés du terrain et de la réalité. L’intérêt « communautaire » s’oppose, de fait, à l’intérêt général et aux intérêts nationaux puisqu’il n’est qu’une mise en concurrence d’intérêt privés. L’administration et les fonctionnaires européens n’ont ainsi rien de commun avec leurs homologues nationaux : dénués de toute légitimité, ils s’inventent une raison d’exister (et d’être très grassement rémunérés) et pissent à la ligne des normes destinées à mieux détruire la souveraineté des États et des nations. Le produit de cette folie technocratique est l’exact opposé des normes dont je parlais il y a un instant et qui font tenir et exister une nation, une culture ou une civilisation.

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Le mouvement de colère des agriculteurs a mis en avant un abandon qui touche bien d’autres secteurs. Nous sommes les victimes d’une distorsion de concurrence qui entraîne l’effondrement de la consommation de produits français au profit des importations et notre désindustrialisation. Contre la concurrence déloyale de pays dont les normes et contraintes ne sont pas équivalentes aux nôtres, supprimer purement et simplement lesdites normes ne peut être une réponse satisfaisante, même si elle est bien pratique pour calmer la colère à court terme et passer pour « réaliste » dans les médias – n’oublions pas que le « réalisme », comme le disait Bernanos, c’est le « bons sens des salauds » !

Moins de normes pour nous aligner sur nos concurrents ? Mais c’est suicidaire ! C’est s’engager dans une course au moins-disant social et environnemental que nous ne pourrons jamais remporter ! Toujours moins de protection sociale, des salaires toujours plus bas, des pollutions toujours plus mortelles. Quand nous serons descendus au niveau de la Pologne, il nous faudra continuer pour atteindre celui de la Chine, puis du Bangladesh. Et eux-mêmes resteront-ils inactifs ? À supposer que nous réussissions à nous aligner sur le moins-disant – pure folie ! – qu’est-ce qui les empêchera de réagir en tirant, eux aussi, la concurrence encore plus vers le bas ? Tout cela est délétère.

Quand on impose des normes, il faut pouvoir protéger ceux à qui on les impose [3]. La solution n’est pas dans la diminution de nos exigences et de la qualité de notre production mais dans la mise en place de mécanismes de redressement pour rétablir l’égalité de traitement et sortir d’un système pervers. Et même aller plus loin : privilégier la production intérieure, la « souveraineté économique », pour reprendre une notion qui me laisse quelque peu dubitatif (je connais la souveraineté nationale, la souveraineté populaire…). Réindustrialisation et protectionnisme ne doivent plus être des… tabous !

Cincinnatus, 19 février 2024


[1] Je renvoie, encore une fois, à deux billets qui développent plus amplement ces idées : « Des identités et des identitaires » et « Désolidarisez-vous ! ».

[2] Il ne s’agit pas simplement d’incitations discrètes et indirectes, mais bien de créer volontairement des conditions suffisamment pourries pour que les gens fassent d’eux-mêmes ce qu’on attend d’eux, sans jamais le dire explicitement. Plutôt que d’en appeler à la raison et à la responsabilité civique des individus, ou que d’assumer imposer un comportement, le nudge est donc une manipulation hypocrite du peuple par des gouvernants lâches qui espèrent ainsi passer entre les gouttes.

[3] Dans sa chronique du jeudi 1er février, Anne Rosencher l’a très bien expliqué : « Agriculture : un marché, ça se régule ! (Même quand on est libéral) ».

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

4 commentaires sur “Une indigestion normative ?”

  1. MERCI !!!!!!!!!!!!!!!!!
    C’est une bouffée d’intelligence et de nuance que je viens de prendre en lisant ce billet.
    Ça fait du bien !
    J’ai l’impression de vivre en apnée de ces vertus disparues (entre autres)…

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  2. Vous prêtez je crois de bien mauvaises intentions aux fonctionnaires européens dont beaucoup tentent d’œuvrer pour l’intérêt général, mais que ne dirait-on pas parfois pour le plaisir d’une pique bien sentie. Au delà de cette remarque, comment pourrions-nous mettre fin à ces volontés d’impuissances politiques et administratives ?

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    1. Certes, il y a des fonctionnaires européens qui essaient d’agir pour le bien commun mais, de ce que je peux en voir directement et de tous les exemples qui me sont rapportés de l’intérieur de la machinerie européenne, je pourrais reprendre la réplique de l’excellent film « Le Président » de Verneuil (inspiré du grand Clemenceau) : « Il y a aussi des poissons volant. Mais ils ne constituent pas la majorité du genre ».
      Cincinnatus

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