Notre patrimoine saccagé

Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines, Hubert Robert (1796)

À chaque manifestation collective de joie ou de colère, une foule plus ou moins nombreuse se rassemble sur la place de la République à Paris puis laisse, dans son reflux, un monument violenté, sali, abîmé. La statue subit ainsi des détériorations, insupportables d’au moins trois points de vue : financier (les coûts des restaurations répétées pèsent indûment sur la collectivité alors que seuls les coupables devraient payer), patrimonial (le monument souffre de ces dégradations, chaque nettoyage érode un peu plus la pierre et certaines peintures utilisées dans les tags restent incrustées dans le bronze) et symbolique (souiller l’allégorie de la République témoigne d’une haine profonde de la France). Le symbole de la République devient ainsi celui de tout notre patrimoine, à la fois méprisé et saccagé.

Nous ne sommes qu’un maillon dans la longue chaîne qui relie ceux qui vécurent, ceux qui vivent et ceux qui vivront : les morts, les vivants et les à-naître. C’est pourquoi nous n’avons aucun droit sur le patrimoine dont nous héritons, seulement des devoirs, ceux qu’ont assumés toutes les générations qui nous ont précédés : le conserver, l’enrichir et le transmettre. Afin de poursuivre l’édification du monde commun. Il y a de la grandeur et de la beauté à accomplir ces devoirs : celles de la culture et de la civilisation. 

Sans doute est-ce pour cela que notre époque, obnubilée par la petitesse et le moche, se fiche à ce point du patrimoine. Le patrimoine est mal vu ; le patrimoine est réactionnaire et conservateur, un obstacle au Progrès tyrannique et un affront à la modernité triomphante. Le patrimoine ne peut être toléré que s’il fait amende honorable, s’il s’excuse d’exister, s’il se conforme aux nouvelles règles de la décence contemporaine, s’il se plie aux impératifs de se « dépoussiérer », de se « moderniser ».

Jusqu’à la défiguration. Pour mieux complaire à l’absence de goût généralisée, toutes les rénovations de musées et de monuments se ressemblent ; on se croirait dans un salon VIP d’aéroport international : mêmes couleurs, mêmes lumières. Et l’installation d’écrans partout : impossible d’entrer en relation directe avec le monument ou l’œuvre, il faut toujours en passer par un écran qui s’interpose et masque, tout en prétendant révéler ce que l’on ne voit pas – et que l’on ne cherche même plus à voir.

Parce que tel est dorénavant le mode « normal » d’être à l’œuvre : les foules se pressent, téléphone à la main, pour prendre des photos ou des égoportraits, toujours les mêmes, en une duplication infinie, une répétition ad nauseam, de clichés (dans tous les sens du terme) identiques publiés sur les réseaux dits sociaux à la gloire du mimétisme moutonnier. Et l’œuvre dans tout cela ? Elle ne sert, au mieux, que de décor, de toile de fond, à la mise en scène de la narration creuse des Narcisse si fiers de leur vacuité.

Lorsqu’il refuse de se soumettre aux diktats de la modernité – c’est-à-dire : lorsqu’il refuse simplement de se suicider –, le patrimoine devient le bouc émissaire commode des nouveaux iconoclastes dont les croisades vertueuses bien pitoyables ne révèlent que l’inculture crasse. Inculture qui s’étale, par exemple, dans l’empressement qu’ils mettent à promouvoir ce qu’ils appellent le patrimoine « vivant »… comme si le patrimoine était, de facto, un patrimoine « mort ». Quel mépris, dans cette nouvelle application du sinistre fantasme de la table rase qui fait croire à une génération qu’elle n’a rien à recevoir ni à apprendre de celles qui lui ont donné naissance.

Et puis le patrimoine, il faut le savoir, ce n’est pas seulement archaïque, c’est surtout « patriarcal », comme l’étymologie le dit si bien ! Ainsi un quarteron de demi-instruits a-t-il décidé, pour lutter contre le méchant patriarcat et surtout tromper son ennui, de s’attaquer au vilain patrimoine (c’est quand même plus facile que de dénoncer les régimes des talibans afghans ou des mollahs iraniens, tellement plus avancés en matière de droits des femmes). Et de lui préférer le « matrimoine », bien plus « inclusif ». La langue elle-même faisant partie intégrante de notre patrimoine, la haine qu’ils vouent à la première s’explique parfaitement par l’exécration que leur inspire le second. Nos culs-bénis du progressisme iront-ils jusqu’à exiger de renommer toutes les Patricia ?

Dire que des dirigeants politiques adoptent complaisamment ces enfantillages débiles ! Mais attention : la « gauche » woke est loin d’être la seule à saccager ainsi notre patrimoine, et la droite, que l’on pourrait imaginer conservatrice et plus attachée à l’histoire et à la culture, n’a rien à lui envier en ce qui concerne la trahison et la prostitution du patrimoine. Rien d’étonnant, hélas !, puisque la plupart de ceux qui nous gouvernent ou aspirent à le faire ne s’intéressent au patrimoine que s’il est suffisamment ostentatoire pour leur rapporter quelque chose à court terme.

En ce moment, un président de la République n’hésite pas à s’asseoir sur les engagements internationaux, sur la responsabilité politique, sur les expertises scientifiques et sur la simple décence, pour imposer le remplacement de vitraux de Viollet-le-Duc à Notre-Dame par des pièces contemporaines, pour un coût de plus de huit millions d’euros. Et sa ministre de la Culture, Rachida Dati, contre l’avis de ses propres services, de l’accompagner joyeusement dans cette entreprise destructrice en mentant ouvertement lorsqu’elle prétend que la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture (CNPA) aurait approuvé ce remplacement… alors que les rares journalistes qui ont réellement enquêté, accompagnés de quelques passionnés du patrimoine (bravo à eux !), ont bien montré que c’est faux !

Le patrimoine se voit ainsi instrumentalisé afin de servir les ego boursouflés de petits politicards sans pensée ni vision, empressés d’imposer leur « marque dans l’Histoire » – et tant pis si celle-ci se résume au vandalisme et à la destruction de merveilles du génie humain. Que vaut l’héritage commun de toutes les générations passées face au plaisir du Prince, entre hybris déchaîné et volonté d’appropriation individuelle d’un bien commun ?

C’est encore à Paris que le massacre se montre le mieux dans toute sa crudité. Bien que sa dette ait atteint des niveaux stratosphériques, la Municipalité dirigée par Anne Hidalgo engloutit chaque année des centaines de millions d’euros dans des subventions à des associations d’amis et d’alliés qui ne produisent que de l’entre-soi et dans des événements aussi clinquants que prétentieux.

En revanche, elle n’a aucun scrupule à soumettre aux « budgets participatifs » – ces divertissements destinés à détourner l’attention des citoyens et à leur faire croire qu’ils ont un quelconque pouvoir – l’entretien du patrimoine, ainsi mis en concurrence avec les projets les plus délirants, les plus débiles, les plus démagogiques. Or le soin du patrimoine relève pleinement des obligations de la Ville dont les édiles, une bande d’idéologues arrogants et d’arrivistes incompétents, démontrent chaque jour qu’ils n’ont aucune conscience de leurs responsabilités, ni aucune culture.

Le Pavillon des Sources, ancien laboratoire de Marie Curie, n’est qu’un exemple parmi des milliers d’autres de la coupable incurie parisienne : face à une mobilisation inattendue, la Municipalité a dû renoncer à sa destruction… pour finalement décider de le défigurer complètement, avec l’accord explicite de la ministre de la Culture, encore elle !, complice objective de son ennemie jurée Anne Hidalgo. Comme quoi, quelles que soient leurs étiquettes, tous les politiques médiocres se rassemblent joyeusement dans le mépris du patrimoine.

Phénomène plus profond – et peut-être plus grave – que cette veule courtisanerie de l’actuelle locataire de la rue de Valois, qui se contrefiche du patrimoine s’il ne sert pas directement ses ambitions de grande-gueule combinarde, l’abandon du patrimoine national a dorénavant intégré explicitement les politiques publiques avec la volonté politique de consacrer des parts exorbitantes des budgets pourtant étiques du ministère à des programmes de subventions ineptes.

S’ajoute à cette politique navrante de financement d’officines idéologiques et de projets ubuesques, la pratique folle d’acquisitions d’œuvres contemporaines. Sous prétexte que l’on ne voudrait pas « renouveler l’erreur de l’État qui est passé à côté des impressionnistes » – histoire bien commode et ressassée comme un mantra pour justifier l’actuelle gabegie d’argent public –l’État (et les collectivités territoriales qui peuvent se permettre ce supplément d’âme à des fins uniquement de communication) achète n’importe quoi – l’essentiel de la production d’art contemporain n’ayant rien à voir avec l’art et tout avec l’arnaque intellectuelle et la spéculation financière. Ainsi sacrifie-t-on le véritable patrimoine pour acheter de la merde à des escrocs.

Au-delà de la Culture, tous les ministères gèrent de manière catastrophique leur patrimoine, qu’il soit monumental ou muséal. Les budgets accordés à la préservation et à la restauration des monuments placés sous leur responsabilité sont ridicules. C’est un choix politique clair et assumé : dilapider l’argent public et laisser pourrir un patrimoine qui ne les intéresse pas. Il n’y a qu’à voir les restaurations engagées sous des contraintes financières alarmantes.

La restauration de Notre-Dame est d’ailleurs un terrible trompe-l’œil. Certes, le drame a mis en lumière les insuffisances en matière de sécurité dans les chantiers de travaux sur les monuments historiques – fait-on plus attention depuis ? non, bien sûr ! – ; mais en s’asseyant allègrement, à la demande expresse du président de la République, sur toute la règlementation et toutes les normes, une machine monstrueuse a été bâtie qui a permis de relever la cathédrale en un temps record avec des effets secondaires délétères : très mauvais exemple auquel tous les chantiers « normaux » vont être comparés, pénurie des moyens humains massivement mobilisés pour Notre-Dame et rendus indisponibles pour d’autres chantiers, perte de données archéologiques, utilisation de techniques industrielles incompatibles avec les principes de restauration patrimoniale, appel à des entreprises non spécialisées, marginalisation de savoir-faire traditionnels, calendrier dicté par l’agenda politique et financier qui fait fi des questions scientifiques, non-respect des chartes internationales (Venise), médiatisation à outrance du chantier… Le tout pour aboutir à une disneylandisation d’un monument ô combien symbolique.

L’incendie a soulevé une vague d’émotion exceptionnelle qui a conduit à la mobilisation d’une quantité extraordinaire d’argent. Or c’est peut-être là le problème le plus profond : l’entretien de notre patrimoine se voit désormais soumis à la tyrannie de l’émotion et de l’exposition médiatique. Il faut faire pleurer dans les chaumières les plus cossues pour espérer sauver les murs.

Refusant d’y consacrer les sommes nécessaires, l’État fait donc le tapin et, de fait, délègue la politique patrimoniale nationale à des acteurs privés. Pendant ce temps, combien d’autres monuments qui auraient besoin d’une infime fraction de ce qui a été dépensé pour Notre-Dame, combien de petites églises rurales, de chefs-d’œuvre méconnus et d’humbles trésors sont en train de crever dans l’indifférence générale ? Alors que le moche étend son empire et que l’inculture se transforme en vertu, tout le monde se fout de l’héritage que nous recevons et que, de fait, nous ne transmettrons pas.

Cincinnatus, 16 juin 2025

Publié par

Avatar de Inconnu

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 commentaires sur “Notre patrimoine saccagé”

  1. Le « geste » du président sur les vitraux de Notre Dame est navrant. Malgré les remarques pertinentes que vous faites sur la restauration, cette restauration est ressentie par beaucoup de Français comme une fierté. Beaucoup d’entre-nous ont vibré en voyant des compagnons travailler la charpente ou tailler des pierres pour restaurer Notre Dame. Je suis forestier, et je peux vous dire que tous les forestiers du pays ont proposé gratuitement leurs plus beaux chênes pour la restauration et auraient aimé que leurs arbres fussent sélectionnés plutôt que de finir en meuble de cuisine … Finir ce chantier de cette façon est honteux. D’autant plus qu’il existe encore dans les tours de Notre Dame des baies sans vitraux. On pourrait imaginer dans les tours de beaux vitraux contemporains en hommage aux pompiers qui ont sauvé la cathédrale de cet endroit. Les couleurs des flammes, des casques et des uniformes, la sainte couronne d’épines sauvée au dernier moment pourraient inspirer les verriers d’aujourd’hui sans nuire à ceux d’hier. Mais non, il faut enlever ce que l’incendie n’a pas détruit pour faire tabula rasa … jusqu’à la nausée.

    J’aime

    1. Bonjour,
      vous me donnez l’occasion de préciser ma pensée. Mes critiques envers la manière dont le chantier de restauration a été décidé et conduit n’enlève rien à la qualité du travail mené par les ouvriers et artisans dont la fierté est absolument légitime. Ils sont la face lumineuse de cette entreprise, dont j’ai évoqué dans ce billet la face sombre.
      Pour le reste, nous sommes bien d’accord.
      Cincinnatus

      J’aime

Répondre à Cincinnatus Annuler la réponse.