Où sont passés les Gilets jaunes ?

Il Quarto Stato, Giuseppe Pellizza (1901)

Le 10 septembre dernier, le mouvement « On bloque tout » a imaginé reprendre le flambeau des Gilets jaunes d’il y a cinq ans. Et en effet, il semble avoir démarré exactement là où le mouvement populaire d’alors s’était arrêté : dans la violence crapuleuse et la récupération sectaire. Bien loin des aspirations et espérances des premiers révoltés des ronds-points.

C’est une habitude : le moindre événement politique ou social, s’il indispose les bonnes catégories identitaires (chacun ses morts !), sert de prétexte à des scènes de destructions urbaines, de pillages et de vandalisme aussi bien du mobilier urbain que de boutiques parfaitement ciblées et de symboles de l’État et de la République. Les émeutes-défouloirs, qui coûtent à chaque fois « un pognon de dingue » à la collectivité et abîment toujours un peu plus la place de la République à Paris, entrent progressivement dans un folklore détestable et sont devenues à tel point banales que plus personne ne semble même s’en étonner.

Ceci explique en partie la très faible mobilisation des grèves et manifestations, en particulier celles du 2 octobre dernier. En partie seulement puisque convergent vers l’échec annoncé, non seulement cette ritualisation délétère du saccage, mais également le mépris des gouvernements successifs qui ont compris qu’ils n’ont même pas besoin de prétendre entendre la rue et peuvent agir à leur guise sans plus jouer la comédie, ainsi que la récupération des mouvements de colère populaire au service de causes qui leur sont totalement étrangères.

Les manifestations offrent le triste spectacle de slogans sans lien aucun avec les préoccupations sociales du peuple français, la « gauche Terra Nova » ayant depuis longtemps abandonné celui-ci au profit de clientèles qu’elle juge électoralement plus rentables. Les drapeaux palestiniens envahissent l’espace public alors que le tricolore est hué. L’importation du conflit à Gaza efface la colère et les revendications des classes populaires et moyennes. Les partis et syndicats prétendument de gauche, à l’antisémitisme décomplexé, assument leur rôle de porte-parole des islamistes et des ennemis de la France.

Qu’ont à faire l’agriculteur, l’ouvrier ou l’employé français qui n’arrivent pas à remplir leur frigo le 12 du mois, dont les enfants subissent l’effondrement de l’instruction à l’école publique, ou qui ont simplement la trouille de rentrer chez eux la nuit tombée, d’appels à manifester contre le génocide imaginaire à Gaza, l’interdiction aux mineurs de se faire charcuter pour croire changer de sexe, ou le nucléaire, seule énergie décarbonée, pilotable et bon marché ? Le décalage est caricatural entre les priorités idéologiques de cette « gauche » identitaire et la réalité que vivent chaque jour les citoyens français.

Ainsi assiste-t-on, d’un œil distrait, à des manifestations faméliques aux marges desquelles les personnes en train de filmer avec leurs téléphones portables sont plus nombreuses que les manifestants eux-mêmes. La ridicule pantomime vire ensuite à la farce tragique lorsque, le maigre cortège ayant atteint sa destination, surgissent les habituels casseurs, black blocs et autres émeutiers au QI inférieur à leur température rectale, venus là casser du flic et du banc public, entourés des mêmes téléphones portables sortis pour tapiner le like sur les réseaux dits sociaux. Quelle malsaine mascarade !

Quant aux Gilets jaunes, ceux qui étaient les premiers sur les ronds-points, ils ont disparu. Rentrés chez eux. Or ce renoncement, au grand soulagement des dirigeants politiques coupables de cécité volontaire, à descendre dans la rue pour manifester des colères, dans l’ensemble justes et légitimes, est en réalité un très mauvais signe. N’ayant trouvé aucun débouché après l’exaltation des premiers temps et la croyance sincère qu’elles pouvaient être entendues et prises en compte, ces colères ne se sont pas éteintes : elles ont généré une amertume, un ressentiment plus forts encore. Lorsqu’ils se sont aperçus de la fin minable dans laquelle leur geste s’est achevée, les Gilets jaunes n’ont pu ressentir que de l’écœurement.

Le « à quoi bon » s’ancre de plus en plus profondément chez beaucoup de Français, tout particulièrement dans cette France rurale et périphérique qui a donné l’essentiel de ses forces au mouvement des Gilets jaunes. Ils n’en ont rien à fiche de Gaza et de la Palestine… et, pour être honnête, sans doute d’Israël et des juifs non plus d’ailleurs. En revanche, ils en ont ras le bol du tapage incessant et des drapeaux palestiniens sortis à tout bout de champ. Ils ont l’impression qu’on leur a volé leur mouvement et qu’on leur confisque leur pays. Et, à tort ou à raison, qu’on les tond pour offrir leur argent à d’autres.

En mal de reconnaissance et de représentation, ils se tournent, rationnellement, vers les seuls qui prétendent les entendre et donner du crédit à l’expression de leurs souffrances. Je ne vois pas comment le RN pourrait échouer aux prochaines élections. Tout est fait pour lui ouvrir un boulevard gigantesque et jeter dans ses bras ces pans de la nation française qui n’intéressent personne d’autre, et qui vivent très mal le mépris que leur témoignent aussi bien ceux qu’ils voient comme les élites politiques, économiques et médiatiques que les nouveaux protégés de la « gauche » : bobos des centres-villes et barbus des cités.

À se faire sans cesse traiter de « fachos » parce qu’on n’a pas les mêmes priorités ni le même mode de vie, alors qu’on ne fait que poursuivre des traditions dont on ne comprend guère qu’elles subissent de tels procès en illégitimité ; à recevoir en pleine figure les diatribes acides de politiques pour qui la culture française est « sclérosée » (une jeune pécore de LFI récemment) ou, carrément, « n’existe pas » (Emmanuel Macron lui-même !) ; à devoir se sentir coupables d’être simplement français ; à s’entendre dire que ce que l’on vit ne compte pas, que ce ne sont que des « sentiments » sans l’épaisseur de la réalité par des gens qui vivent dans des mondes parallèles depuis lesquels ils professent doctement la « tolérance » et l’« inclusivité » tout en pratiquant les excommunications lapidaires envers tout ce qui ne leur plaît pas ; à avoir cru aux promesses des partis politiques qui, une fois au pouvoir, ont immédiatement tourné le dos à ceux qu’ils avaient lourdement dragués pendant les campagnes électorales… il semble finalement assez normal qu’une large part de cette France choisisse de donner sa chance aux seuls dirigeants politiques à ne l’avoir par encore trahie.

« Ils votent RN mais n’ont jamais vu d’immigré dans leur village », avec leur morgue habituelle, les belles âmes clignent de l’œil en parlant de ces gueux dont les votes ne peuvent s’interpréter que comme la résurgence d’un racisme atavique, profondément ancré dans cet horrible peuple français auquel elles préféreraient ne pas appartenir. Sans imaginer que, comme elles, la France rurale et périphérique, les Gilets jaunes, le petit peuple, tous ces Français lisent, s’informent, discutent, voyagent, observent, réfléchissent, envoient leurs enfants faire leurs études dans les métropoles dont ils perçoivent les faillites avec peut-être une plus grande lucidité que leurs propres habitants, et vivent une réalité probablement aussi large que celle des déracinés des centres-villes qui connaissent souvent mieux quelques capitales étrangères que les villages à vingt kilomètres de chez eux.

Les généralisations abusives doivent être soigneusement évitées : tous les Gilets jaunes, toute cette France déclassée et mal aimée, n’ont pas rejoint les rangs du parti mariniste. Et pour ceux qui l’ont fait, le RN ne représente que rarement un véritable espoir. L’enthousiasme est tempéré par l’expérience des trahisons, la faiblesse du niveau général des politiques et la lucidité quant à l’action prévisible du parti s’il accède au pouvoir. Marine Le Pen, néanmoins, a su, au fil des ans, construire une relation affective réelle avec ces Français. Alors que le positionnement « attrape-tout » de son parti – sans grande imagination, quelque part entre le RPR des années 1980 et l’UMP des années 2000 –, qui promet tout et son contraire selon les interlocuteurs, annonce déjà les renoncements futurs, et malgré ses déboires judiciaires qui ne font, aux yeux de ses électeurs, qu’ajouter un nouvel épisode à la légende savamment construite de son martyre, elle incarne toujours cette forme de reconnaissance symbolique (« au moins, elle, elle n’a pas honte de nous sur la photo ! » : sentiment terrible) qu’aucun autre dirigeant politique n’a jugé utile de concurrencer – trop occupés qu’ils sont à se battre dans un marigot de plus en plus petit.

L’apparente paralysie politique actuelle n’a rien à voir avec une « volonté populaire » de diviser l’Assemblée en trois blocs équivalents en nombre, comme l’ont prétendu d’éminents analystes politiques après la dissolution et les élections qui ont suivi. Tout ça, c’est de la pensée magique. L’offre politique est de plus en plus biaisée et la tripartition un artefact destiné à évacuer le peuple et à confisquer le pouvoir. La succession de gouvernements hors-sol, composés des derniers grognards du macronisme, ne fait que prolonger l’agonie de partis subclaquants.

Dans cette ambiance crépusculaire qui voit les fractures territoriales, sociales et culturelles toujours plus béantes coïncider pour mieux diviser la nation française en mondes parallèles qui ne se parlent pas, ne se croisent pas, ne se connaissent pas et se méprisent mutuellement, la demande de reconnaissance symbolique est sans doute aussi importante que les mesures socio-économiques concrètes censées répondre aux exigences de justice fiscale et sociale à l’origine du mouvement des Gilets jaunes. Cette question de la reconnaissance sera sans aucun doute au cœur des prochaines élections.

Cincinnatus, 27 octobre 2025

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

Une réflexion sur “Où sont passés les Gilets jaunes ?”

  1. Bonjour,

    Si l’on ne confond pas le symbole avec un logo commercial (ce qui est souvent le cas quand on veut vendre une idée…pour pas cher), oui il me semble que vous avez raison.

    Donner un sens aux choses est peut-être le propre de l’Homme, et les symboles sont des véhicules, autant que des amers qui le guident et qui l’aident à parcourir sa vie.

    Les ignorer ou les galvauder revient un peu à rendre transparent celles et ceux qui s’y retrouvent.

    Pierre

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