Égalité

Séance de la Nuit du 4 Août 1789, Charles Monnet

La première et la plus vive des passions que l’égalité des conditions fait naître, je n’ai pas besoin de le dire, c’est l’amour de cette même égalité.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II

Le deuxième terme de notre devise républicaine en est la clef de voûte. Et pourtant, des trois concepts, l’égalité est sans doute celui qui subit le plus d’attaques de front car, si personne ne se déclare ouvertement contre la liberté, les opposants assumés à l’égalité ne sont pas rares. Mais faut-il encore savoir de quoi l’on parle puisque, au moins autant que la liberté, l’égalité fait l’objet de tant de détournements de sens qu’il devient difficile de s’y retrouver.

Sommaire
Prologue : démocratie moderne et égalisation des conditions
Néolibéraux : l’inégalité assumée
Identitaires : les castes contre-attaquent
Républicains : l’égalité dans tous ses sens

Prologue : démocratie moderne et égalisation des conditions

Aristote définit deux types d’égalité, arithmétique (donner à chacun la même chose) et géométrique (donner à chacun proportionnellement à son mérite), qui correspondent à deux conceptions de la justice, égalitaire (ou commutative) et distributive [1]. Si la distinction demeure pertinente, avec la modernité, la question de l’égalité des individus se pose toutefois en termes légèrement différents et distingue notamment les sociétés démocratiques des sociétés hiérarchiques. Alors que les premières connaissent, évidemment, des inégalités de fait, d’ordre socio-économique, l’inégalité fonde le lien social des secondes et fonctionne comme principe d’organisation de la société et du pouvoir politique – l’individu s’inscrit dans une organisation hiérarchisée où il joue un « rôle social ». L’abolition des privilèges et le passage d’une société hiérarchique à une société démocratique forment une rupture profonde, presque anthropologique, comme l’exprime Alexis de Tocqueville, sans doute l’un des penseurs les plus pertinents de l’égalité en démocratie, et l’un des meilleurs observateurs des différences entre les deux modèles de sociétés :

Ce sont comme deux humanités distinctes, dont chacune a ses avantages et ses inconvénients particuliers, ses biens et ses maux qui lui sont propres. [2]

L’égalité démocratique paraît, d’abord, sous deux visages : l’isonomie, c’est-à-dire à l’époque moderne l’égalité en droit, signifie que l’État ne reconnaît que des citoyens et applique la loi exactement de la même manière à chacun d’eux. À cette égalité de tous devant la loi, s’ajoute une autre égalité, présupposé tout aussi nécessaire de la démocratie : l’iségorie, c’est-à-dire le droit égal à la prise de parole en public, reflet de la liberté d’expression – où l’on aperçoit en passant combien égalité et liberté sont intimement liées.

Mais Tocqueville va plus loin. Il ne s’agit pas, pour lui, de dire que toutes les inégalités économiques et sociales auraient disparu, ou seraient en passe de disparaître, des sociétés démocratiques – ce serait absurde ! – mais que l’imaginaire collectif n’est pas structuré selon des rapports hiérarchiques immuables et que, par conséquent, les rapports sociaux entre les individus sont fondés sur l’égalité. Si les hiérarchies économiques et sociales perdurent, elles n’ont plus rien à voir avec un système de classes ou de castes dans lesquelles les individus sont enfermés sans échappatoire possible. La société elle-même ne reconnaît pas de regroupements hiérarchisés étanches. Les individus ne sont pas réduits à une destinée imposée à la naissance, à une place préétablie qui entraînerait des droits et des devoirs spécifiques. Leur condition sociale ne se résume pas à leur position dans la hiérarchie sociale. Les dynamiques sociales, les évolutions, les changements sont possibles. Les inégalités subsistent mais leurs frontières se déplacent – d’où l’idée d’égalisation qui rend compte de la dynamique à l’œuvre.

Ainsi Tocqueville peut-il voir dans le mouvement d’égalisation des conditions, qui s’autoalimente et tend à élargir sans cesse son périmètre, le principe même de la démocratie, au point que l’égalité des conditions définit les sociétés démocratiques. Si l’on suit son raisonnement, les hommes ont connu la liberté en divers temps et de différentes manières, indépendamment des expériences démocratiques, contrairement à l’égalité qui, elle, caractérise en propre les « siècles démocratiques » : « le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c’est l’égalité des conditions ; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de l’égalité [3]. » Le passage d’un concept à l’autre est important : l’égalité des conditions entraîne chez les individus une passion collective, l’amour de l’égalité.

C’est cette passion, cet amour de l’égalité, qui, selon Tocqueville, immuniserait les sociétés démocratiques contre un retour en arrière vers l’aristocratie, mais non forcément contre un basculement dans l’asservissement de la tyrannie. En effet, la plus parfaite égalité et la plus parfaite liberté se rejoignent en un horizon idéal dans lequel on peut imaginer que « tous les citoyens concourent au gouvernement et que chacun ait un droit égal d’y concourir. Nul ne différant alors de ses semblables, personne ne pourra exercer un pouvoir tyrannique ; les hommes seront parfaitement libres, parce qu’ils seront tous entièrement égaux ; et ils seront tous parfaitement égaux parce qu’ils seront entièrement libres. C’est vers cet idéal que tendent les peuples démocratiques [4]. » Certes. Cependant, s’empresse d’ajouter Tocqueville, si l’égalité et la liberté se confondent dans leurs formes les plus parfaites, elles sont bel et bien distinctes hors de cet idéal… et il en va surtout de même des inclinations des hommes et des peuples pour chacune d’elles. Or la passion des peuples démocratiques pour l’égalité surpasse leur goût pour la liberté :

Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie. [5]

Ainsi Tocqueville suppose-t-il que les hommes vivant en démocratie préféreraient renoncer à la liberté qu’à l’égalité. Ce choix de l’égalité contre la liberté rappelle forcément Hobbes dont la construction du Souverain repose sur un paradoxe apparent, finalement assez semblable. L’anthropologie hobbesienne conçoit un état de nature dans lequel les hommes sont tous égaux [6]. Il va même en cela encore plus loin que la plupart des penseurs de l’égalité, qui balaient d’un revers de main l’idée a priori absurde d’une égalité physique ou intellectuelle entre les hommes, puisqu’il montre que, dans l’état de nature, les différences physiques sont trop minimes pour jouer et que même la sagesse est répartie égalitairement étant donné qu’elle relève de l’expérience [7].

Il prend donc pour prémices de son contrat social l’absolue égalité des individus à l’état de nature, dont découle une souveraineté, à l’artificialité revendiquée, qui s’exprime par une autorité absolue [8]. Si l’absolue égalité débouche sur la hiérarchie absolue, c’est parce qu’elle entraîne auparavant l’état de guerre de chacun contre tous. La peur de la mort violente, passion également partagée par tous, devient le meilleur terrain possible pour la fondation de l’État. La constitution du Souverain se fait ainsi égalitairement. Chez Hobbes, à l’état civil, l’égalité règne entre tous, moins un. Tous les sujets du Léviathan sont parfaitement égaux entre eux, n’est exclu de cette égalité que le Souverain lui-même.

Ce détour par Hobbes met en lumière la question peut-être la plus critique qui se pose à une société égalitaire, l’autorité, et celle, corollaire, de la légitimité de l’autorité politique et, plus largement, des hiérarchies. Si tous sont égaux, qui a le droit de diriger les autres ? et de quel droit ?

En ce qui concerne le gouvernement politique, deux dispositifs de désignation des dirigeants peuvent répondre à cette question. Le plus égalitaire et le plus conforme à l’esprit démocratique reste le tirage au sort, adopté notamment à Athènes pour la plupart des charges publiques – à l’exception notable du commandement militaire ! Associé à une rotation rapide des mandats et à un nombre réduit de citoyens, le tirage au sort (qui n’avait rien à voir avec le hasard mais beaucoup avec le sacré) assurait que tous les citoyens avaient de bonnes chances de recevoir des responsabilités au cours de leur existence.

Peu réaliste dans nos démocraties modernes dans lesquelles il serait impossible que chacun, tour à tour, commande et soit commandé, et quoique certains mouvements politiques cherchent à le remettre à l’ordre du jour non sans arrière-pensées, le tirage au sort a laissé la place au vote, quoique celui-ci soit d’essence bien plus aristocratique que démocratique [9]. Dans une société où règne l’amour de l’égalité, les procédures de l’élection font partie des nombreux stratagèmes destinés à réduire à un niveau acceptable, sans jamais parvenir à le combler tout à fait, l’hiatus de légitimité qui existe toujours entre les gouvernés et les gouvernants [10].

Plus largement, l’obéissance ne doit pas être obtenue par la crainte du châtiment ni par la perspective de récompenses, ce qui en ferait une forme quelconque de servitude ou de servilité, mais par le libre consentement de chacun. Or le consentement à l’autorité nécessite une règle de proportionnalité entre, d’une part, la distribution des pouvoirs hiérarchiques et des fonctions dirigeantes et, d’autre part, la vertu et les mérites des individus qui les reçoivent et les exercent, soit, en quelque sorte, le recours à l’égalité géométrique d’Aristote.

En démocratie, l’idée d’égalité des chances est censée rendre supportables les relations de subordination en offrant à chacun les possibilités égales d’obtenir des pouvoirs hiérarchiques en raison de leurs talents. La méritocratie, concept plus républicain et surtout plus fécond, assure à chacun qu’en déployant individuellement les efforts nécessaires, nul obstacle lié à sa naissance ou à sa condition sociale ne l’empêchera d’atteindre les fonctions qu’il est capable d’exercer. Tous sont ainsi égaux en espérance.

Néolibéraux : l’inégalité assumée

L’idéologie néolibérale ayant l’inégalité pour moteur et principe, ses thuriféraires – doctes économistes faisant passer leurs boniments pour de la science, éditorialistes aux rentes assurées par leurs invitations permanentes sur toutes les chaînes de désinformation continue, arrogants start-uppers gavés de subventions publiques, héritiers milliardaires n’ayant jamais rien construit d’eux-mêmes… malgré leurs nombreux visages et nuances, ils se font tous les zélés agents de cette idéologie – déploient contre l’égalité tout l’arsenal dont ils disposent, des sophismes les plus grossiers à la propagande la plus brutale. Ainsi n’est-il même pas étonnant de les entendre régulièrement réduire ce concept polysémique à l’absurde caricature de l’égalité absolue. Personne n’a jamais défendu que les individus pussent être égaux en tout, personne n’a jamais entendu l’égalité comme l’exacte et parfaite identité entre deux termes. George Orwell l’a bien croqué dans 1984, la dimension politique, et donc subversive, de l’égalité y étant anéantie en novlangue par la réduction du mot à ce seul sens :

Les idées contre l’angsoc ne pouvaient être conservées que sous une forme vague, inexprimable en mots, et ne pouvaient être nommées qu’en termes très généraux qui formaient bloc et condamnaient des groupes entiers d’hérésies sans pour cela les définir. On ne pouvait, en fait, se servir du novlangue dans un but non orthodoxe que par une traduction inexacte des mots novlangue en ancilangue. Par exemple la phrase : « Tous les hommes sont égaux » était correcte en novlangue, mais dans la même proportion que la phrase : « Tous les hommes sont roux » serait possible en ancilangue. Elle ne contenait pas d’erreur grammaticale, mais exprimait une erreur palpable, à savoir que tous les hommes seraient égaux en taille, en poids et en force. [11]

L’offensive contre l’égalité est, ici, parfaitement ridicule et c’est bien pour cela que les moins affûtés des néolibéraux (en général de l’autre côté de l’Atlantique, même si nous avons aussi, chez nous, notre lot de crânes sans cervelle) n’hésitent pas à la mener pour tenter de disqualifier toute forme d’égalité : puisque tous les hommes ne sont, évidemment, pas égaux en tout, alors il n’y aurait aucun sens à les considérer égaux en quoi que ce soit. Passons sur ces navrantes fadaises.

Plus évoluées, si j’ose dire, sont les « démonstrations » cherchant à opposer égalité et justice. Afin de faire passer l’égalité pour l’antithèse de la justice (principe qu’ils méprisent pourtant), et donc un obstacle à cette dernière, les néolibéraux se servent de deux termes de leur propre novlangue pour prendre l’égalité en tenaille entre les mirages de l’équité et les calomnies de l’égalitarisme.

Pour le premier mot, le dictionnaire le Robert donne :

Équité
1. Vertu qui consiste à régler sa conduite sur le sentiment naturel du juste et de l’injuste (s’oppose à iniquité).
2. Droit. Justice spontanée, qui n’est pas inspirée par les règles du droit en vigueur (opposé à droit positif, à loi).

Pour le second :

Égalitarisme
Doctrine, système égalitaire.

Ces définitions ne rendent pas compte des sous-entendus ni de la surcharge sémantique et symbolique dont les néolibéraux alourdissent ces notions. L’équité devient pour eux un synonyme flou de justice proportionnelle (ou égalité géométrique) par laquelle chacun reçoit ce qu’il mérite en fonction de sa valeur (critères à définir), opposée à l’égalité (arithmétique) qui représenterait par conséquent l’injustice d’un traitement aveuglément identique de chacun nonobstant sa valeur. Que la définition même des critères définissant la répartition proportionnelle de l’égalité soit, bien entendu, soumise au bon vouloir de ceux qui professent l’équité n’est même pas la principale forfaiture : opposer ainsi les deux termes revient à manipuler grossièrement les différents sens de l’égalité et à réduire le terme à une caricature.

Apparaît ainsi la seconde mâchoire de la tenaille : le concept d’égalité est en quelque sorte violé lorsqu’il est assimilé brutalement à l’égalitarisme, doctrine reconstruite de toute pièce par les néolibéraux pour mieux discréditer l’égalité. Les défenseurs de l’égalité prôneraient un nivellement de tous par le plus bas, professeraient une religion autoritaire de l’uniformité, couperaient impitoyablement toutes les têtes qui dépassent, chasseraient impitoyablement les différences, la diversité, l’originalité, interdiraient l’excellence, étoufferaient toutes les initiatives, feraient, en somme, de l’égalité l’idée au cœur d’une idéologie (au sens d’Arendt) : l’égalitarisme, véritable tyrannie de l’identique. Responsable de tous les maux de la société française, l’égalité ne serait qu’asservissement et anéantirait la sacro-sainte liberté – dont les néolibéraux, on l’a vu, ont eux-mêmes une conception bien limitée !

À la méchante égalité muée en égalitarisme, la gentille équité serait donc la réponse juste – aux deux sens de la justice et de la justesse. Ces artifices, malgré leur fausseté, font mouche et ont pénétré les esprits au point de rendre suspecte l’égalité à ceux-là mêmes pour qui elle devrait être le plus important : ceux qui, précisément, ont le plus besoin de cette justice que les néolibéraux ont sciemment viciée. Car, malgré leurs tours de passe-passe rhétoriques, la justice est inséparable de l’égalité, et l’injustice au cœur de leur idéologie. En effet, le néolibéralisme repose sur une anthropologie de la différence, non au sens des talents mais de la valeur humaine. Les liens entre la morale protestante et l’esprit du capitalisme ont évolué depuis Max Weber en une idéologie de la distinction par la « réussite » (à la définition, encore une fois, très étroite) exclusivement mesurée par l’argent.

D’une part, très prosaïquement – on pourrait dire : très cyniquement –, les inégalités économiques et sociales permettent de faire tourner la machine capitaliste dans sa dernière évolution, et ne doivent être en aucun cas entravées. D’autre part, et de manière bien plus profonde, elles sont idéalisées, conceptualisée comme expressions concrètes, quantifiables, objectives, d’inégalités existentielles qu’elles rendraient ainsi visibles et indiscutables. Les inégalités socio-économiques reflèteraient la valeur intrinsèque des êtres humains et permettraient ainsi de construire une échelle de l’humanité. La « réussite » (financière, bien sûr) sanctionnerait la plus grande valeur des individus, ceux qui possèdent par naissance les seules qualités valables : courage, audace, initiative… L’humanité se diviserait ainsi entre les forts et les faibles, entre les winners et les losers, entre « premiers et cordée » et « ceux qui ne sont rien ».

L’inégalité irrigue toute la pensée néolibérale, malgré les dénégations. D’où les tentatives continues d’affaiblir le champ d’application de la loi universelle qui s’applique pour tous, au profit du contrat, issu de la négociation directe entre les parties. Les fables sur l’égalité des contractants ne peuvent faire illusion même sur un enfant de cinq ans : comment imaginer l’égalité entre une multinationale, ou même seulement un patron, et leur employé ? comment imaginer l’égalité entre le puissant et le cabossé de la vie ? Ce sont pourtant ces histoires à dormir debout que ne cessent de répéter dans un détestable psittacisme nos éditocrates néolibéraux. Toujours réduire le champ de la loi et élargir celui du contrat… en faisant semblant que le renard et la poule sont égaux.

Par son universalité, la loi s’applique exactement de la même manière à tous. Insupportable pour nos néolibéraux ! Les plus riches, les mieux lotis, démontreraient, par leur situation même, qu’ils ne relèvent pas de la même engeance que les autres, qu’ils « méritent » de sortir du lot. Les néolibéraux n’ont de cesse de poursuivre de leurs invectives les écarts des plus faibles et de montrer une mansuétude touchante pour ceux des plus forts. Ils trouvent toutes sortes de justifications aux passe-droits, aux prébendes et aux privilèges des plus fortunés, quand les dispositifs de justice redistributive sont l’objet de toute leur hargne. La Fontaine est éternel :

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. [12]

Ainsi en est-il du néolibéralisme : faible avec les forts et fort avec les faibles, intransigeant avec les petits fraudeurs à la sécu et prêt à tous les accommodements avec les fraudeurs au fisc et autres exilés fiscaux, impitoyable avec les chômeurs et d’une mansuétude touchante avec les destructeurs d’entreprises… L’obsession affichée pour l’efficacité et l’utilité fait de la justice une variable négligeable. Il est, on l’a vu, des inégalités parfaitement légitimes, même en régime égalitaire démocratique mais la grande entourloupe néolibérale est de faire passer des inégalités injustes pour le résultat de ces différences justifiées.

Pour rendre vivable la société, l’État-providence cherche à réduire, voire à éliminer, ces inégalités indues et ces privilèges de l’argent que prise tant le néolibéralisme. C’est pourquoi les séides de ce dernier attaquent avec tant de virulence les fonctions redistributives de l’État-providence. On a tort de croire que le néolibéralisme souhaite la disparition complète de l’État : en réalité, il en préfère la privatisation dans tous les sens du terme : d’une part, le démantèlement de tous les secteurs pouvant produire un quelconque profit (énergie, transports, santé, école, etc.), confiés aux bons soins des entreprises privées ; d’autre part, l’utilisation de ses ressources financières, c’est-à-dire de l’impôt, non pour réduire les inégalités mais pour les accroître et financer, par l’argent public, les intérêts privés ; enfin, la confiscation de ses fonctions régaliennes, d’abord et avant tout de la police, pour protéger et maintenir les privilèges des plus forts.

Ayant abandonné toute décence commune, toute vertu civique, les néolibéraux n’ont que faire du progrès de l’humanité ou de la dignité humaine : seul compte le progrès économique confondu avec celui de leurs intérêts propres. Derrière leurs apologies d’une société « fluide », « agile » et autres billevesées de novlangue, se cache la nostalgie d’une société hiérarchisée, de classes fondées sur la seule valeur qu’ils connaissent et promeuvent : l’argent. Les adorateurs du dieu-pognon se croient au-dessus des lois, au-dessus des États, au-dessus des peuples et des nations, et s’imaginent incarner une nouvelle aristocratie.

et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes : celle des riches. [13]

Identitaires : les castes contre-attaquent

Avec la clairvoyance qu’on lui connaît, Tocqueville a perçu dans l’égalisation des conditions la menace d’une uniformisation des comportements :

Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils, où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus. [14]

Les prévisions de Tocqueville semblent encore bien en-dessous de la réalité. L’uniformisation des façons de penser, de parler, de se comporter, de s’habiller, de consommer… surtout de consommer !, est décrite et décriée au moins depuis la deuxième moitié du XXe siècle et l’expansion spectaculaire de la culture de masse [15]. Et elle empire à chaque génération. Aujourd’hui, nous vivons comme une apothéose d’uniformité dans la mise en scène de soi. Les réseaux dits sociaux, qui élèvent à la puissance du continu le pouvoir d’attention des médias de masse, offrent l’illusion d’un quart d’heure warholien permanent vingt-quatre heures par jour. Et, au-delà même des réseaux, chaque instant de la vie, chaque expérience individuelle ou collective est formatée par l’esthétique des écrans. Nous ne produisons plus de sens mais une quantité infinie d’images fixes ou animées. D’images de soi bien léchées, optimisées, retravaillées, filtrées, homogénéisées, stérilisées. Toutes identiques, sans plus de personnalité que leurs modèles, et qui ne suscitent que des impressions de poupées mortes. Numérisés, tous les hommes sont égaux. À zéro, ou presque.

L’homme ne devient plus qu’un chiffre, la répétition de plus d’un éternel zéro. (Kierkegaard)

Il est assez probable que Tocqueville n’aurait pas vu d’un bon œil la manière dont les identitaires d’aujourd’hui prétendent répondre à cette uniformisation, ni le modèle de société que leur idéologie construit ! À l’âge identitaire, il faut se distinguer à tout prix de cette uniformité. Mais non par le talent, le mérite, l’effort ou le travail : la distinction n’est envisageable que si elle tient à un trait de la personnalité. L’être plutôt que le faire, l’agir ou le penser. Et, paradoxe en forme de dialectique assez minable, cette distinction n’a de valeur, cette originalité n’est reconnue que si l’on peut y coller une étiquette, c’est-à-dire la rattacher à un groupe au sein duquel on peut se fondre. La course délirante (au sens psychiatrique) est ainsi engagée pour la labellisation de sa propre différence [16]. À l’uniformisation collective répondent donc des tentatives individuelles de différentiation qui débouchent sur des regroupements identitaires. Encore une fois, Tocqueville avait bien pressenti cette balkanisation de la société :

À mesure que le cercle de la société publique s’agrandit, il faut s’attendre à ce que la sphère des relations privées se resserre : au lieu d’imaginer que les citoyens des sociétés nouvelles vont finir par vivre en commun, je crains bien qu’ils n’arrivent enfin à ne plus former que de très petites coteries. [17]

Il n’avait toutefois pas imaginé qu’elle se ferait ainsi par l’exacerbation de caractères identitaires exclusifs. L’assignation identitaire réduit les individus à des marqueurs identitaires imposés – et peu importe que ceux-ci puissent être acceptés voire revendiqués – construisant une typologie toute jésuitique des critères de discrimination plus ou moins largement fantasmée. La supercherie, digne des meilleurs joueurs de bonneteau, efface la lutte pour l’égalité au profit d’une illusoire « diversité », comme le montre, par exemple, très bien Walter Benn Michaels dans son excellent ouvrage La diversité contre l’égalité [18]. Pour les identitaires, les inégalités sociales naviguent entre impensé (ils s’en fichent comme d’une guigne) et prétexte (ils s’en servent pour atteindre leurs objectifs séparatistes).

Les communautés identitaires préfèrent s’affronter dans une concurrence victimaire délétère, établissant entre elles et entre les individus des échelles de valeur liées à ce qu’ils sont. L’« intersectionnalité » apparaît ainsi pour ce qu’elle est vraiment : une hiérarchisation entre les stigmates autodiagnostiqués. Toutes les races (concept remis à la mode par la gauche Gobineau) ne se valent pas, toutes les préférences érotiques ne se valent pas, tous les âges ne se valent pas, tous les sexes ne se valent pas : les identitarismes sont fondés sur la séparation, la comparaison et la hiérarchisation. Chacun à sa place, chacun dans sa case, dans sa caste. Et entre elles les frontières doivent être étanches au point de former des humanités différentes ; plus rien d’universel ne peut exister dans ces conditions et l’on voit même fleurir des discours très sérieux expliquant que les mathématiques sont racistes et qu’il existerait des mathématiques blanches et des mathématiques noires ! Tout universalisme, tout métissage, tout mélange, toute tentative de concevoir une identité complexe, nuancée, mouvante, ou une simple communauté humaine, sont violemment réprimés par une police des mœurs tout ce qu’il y a de plus inquisitoriale car, malgré les grandes prétentions à l’« inclusivité », hideux terme de novlangue vide de sens, tous les rassemblements ne sont que le prétexte à l’exclusion. L’entre-soi, la « non-mixité » et le séparatisme règnent.

L’idéologie identitaire, d’une manière différente de l’idéologie néolibérale, repose donc, elle aussi, sur l’inégalité. Elle en fait même son fonds de commerce : les identitaires fragmentent la société en autant de petits groupes dont ils ont besoin pour faire marcher leur business. Qu’ils soient de droite ou prétendument de gauche, les identitaires ne placent pas de la même manière les individus et les groupes sur les différentes échelles de valeur mais ils partagent exactement la même vision du monde, de l’homme et de la société, le même racisme et le même antihumanisme.

Ainsi qu’une commune détestation de l’iségorie. La frénésie de censure s’attaque à toutes les expressions d’idées divergentes : à l’université et dans le monde de l’art, dans les médias comme sur les réseaux dits sociaux… l’égalité de parole publique est niée au nom de sophismes tyranniques. Le « sophisme des concernés » [19] enferme les individus et leurs productions dans des prisons inexpugnables : un acteur hétérosexuel n’aurait pas le droit je jouer un personnage homosexuel (et l’inverse ?), un traducteur homme n’aurait pas le droit de traduire une poétesse (et l’inverse ?), un interprète blanc n’aurait pas le droit de chanter du blues ou du reggae (et l’inverse ?)… Si les questions inverses sont évacuées sans réponse par les identitaires, c’est précisément parce que les différents groupes ne se valent pas [20].

Si le droit à la parole dépend de son identité, plus largement, c’est l’universalité du droit elle-même qui doit plier devant les exigences identitaires. Leur obsession du classement et du comptage des individus conduit les identitaires à réclamer, par exemple, la mise en place de statistiques ethniques. Celles-ci n’ont pour but que d’imposer ensuite des « discriminations positives », oxymore aussi bête que laid, soi-disant pour rétablir l’égalité là où, en réalité, il ne s’agit que d’obtenir des privilèges et des droits particuliers exorbitants tout en s’exonérant de tous devoirs et responsabilités. Du déjà fumeux « droit à la différence » à l’inadmissible « différence des droits », là où seul doit compter le droit à l’indifférence [21].

Les ethnorégionalistes, qui ne sont que des identitaires comme les autres à leur échelle locale, sont parmi les acteurs les plus virulents – et efficaces – de cette désintégration, grâce aux abdications qu’ils obtiennent de l’État [22]. « Différentiation territoriale » [23] et « expérimentation » sont les faux-nez du démantèlement de l’État au profit de ces chapelles identitaires, et donc de la fin de l’égalité des citoyens devant la loi.

Dès le moment où les ethnorégionalistes parviennent à obtenir la liquidation du sentiment d’appartenir à une même communauté nationale, c’est le tabou de la solidarité interterritoriale qui saute. Dès lors que l’État pour des raisons d’opportunisme politique y cède, c’est l’égalité entre les citoyens qui est mise à mal. [24]

Cette particularisation du droit, qui n’en est que la négation pure et simple, est le propre de tous les identitarismes [25] qui cherche à imposer un intermédiaire communautaire entre l’État et l’individu et ainsi mieux détruire l’égalité civile.

Républicains : l’égalité dans tous ses sens

Entre Rousseau, qui place l’égalité au point de départ de son système politique et en fait dériver la liberté, et le symbole de la Nuit du 4 août et l’abolition des privilèges, l’égalité imprègne la Weltanschauung républicaine depuis (au moins) les Lumières et la Révolution [26]. L’isonomie est ainsi au cœur de la pensée républicaine : si la loi n’est pas exactement la même pour tous, alors ceux qui la font risquent de s’en exempter et, de garante de la liberté, elle devient instrument de l’asservissement. La fin de l’égalité emporte celle de la liberté. L’amour de l’égalité, décrit par Tocqueville, va néanmoins bien plus loin chez les républicains. L’égalité des citoyens dans leur association politique leur assure qu’aucun ne soit asservi par d’autres ni qu’aucun n’asservisse les autres, parce que le contrat social républicain est conçu de telle sorte que chaque citoyen fait la loi en même temps qu’il la subit. Lorsque l’homme quitte son espace privé pour entrer dans la lumière de l’espace public, il s’élève au-dessus de ses intérêts privés, de ses héritages, de ses prédéterminations diverses pour œuvrer à l’intérêt général et, ainsi, parler et agir en tant que citoyen, égal à tous les autres. Tel est l’un des aspects les plus importants de l’universalisme républicain : chaque citoyen, guidé par sa raison et sa vertu civique, participe également à la vie de la Cité et est reconnu également par la loi [27].

La pensée républicaine ne s’arrête toutefois pas là : l’attachement des républicains à l’égale dignité humaine entraîne très concrètement la lutte contre les inégalités socio-économiques. Il ne s’agit pas là, pour les républicains, de se donner bonne conscience mais de réduire des inégalités injustes, et parfois démesurées, afin que la société soit simplement vivable, de limiter les inégalités socio-économiques à ce que la décence commune et la dignité humaine tolèrent [28]. D’ailleurs, si les inégalités sont, somme toute, plus faibles en France qu’ailleurs, elles sont toujours beaucoup plus mal vécues, du fait du sentiment de justice et de l’importance de l’égalité dans l’imaginaire collectif français.

Malgré les discours d’une certaine gauche, dont les caricatures sont pain béni pour les néolibéraux, la vraie question n’est pas de savoir s’il y a trop de riches ni à quelle sauce les manger, mais celle de la paupérisation d’une part croissante de la population. Dans un pays comme le nôtre qui produit une quantité de richesses absolument inédite dans l’histoire, des gens continuent de dormir dehors, et ils sont même de plus en plus nombreux, d’autres vivent de leur travail mais ne peuvent remplir leur frigo ni nourrir correctement leurs enfants à partir du 15 de chaque mois, et ils sont, eux aussi, de plus en plus nombreux, pendant que des fortunes indues s’accumulent et produisent des comportements dont l’égoïsme confine au séparatisme et au refus de la participation élémentaire à la vie de la Cité… La question des inégalités n’est donc pas celles, hors-sujet, de « faire payer les riches » ni, de l’autre côté, de « ne pas les effrayer pour qu’ils ne quittent pas le pays », qui sont, l’une comme l’autre, parfaitement minables, mais celles de la dignité humaine et de ce que j’appelle la société de l’obscène. Il ne s’agit là, au fond, que de justice, qui fait la « grandeur » de l’égalité, comme Tocqueville lui-même l’avait relevé :

L’égalité est moins élevée peut-être ; mais elle est plus juste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté. [29]

Il ne faut toutefois pas pécher par excès de naïveté : si tous prisent l’égalité pour les autres, chacun fait ce qu’il peut pour se distinguer et n’être pas l’égal des autres. Tous cherchent l’inégalité à leur profit et tous s’y prennent de la même manière, faisant de la posture anticonformiste le pire conformisme. Il ne semble y avoir aucune issue.

La méritocratie républicaine, concept bien plus riche que celui d’« égalité des chances », permet la résolution de cette aporie en prenant acte des inégalités naturelles entre les individus, en offrant à tous les mêmes moyens de s’épanouir et de développer ses talents par la neutralisation des inégalités socio-économiques, et en institutionnalisant les inégalités résultantes ainsi fondées sur l’effort, le talent et le travail (où l’on retrouve l’égalité géométrique d’Aristote). La méritocratie, autant que l’égalité et la justice, exige toutefois que les inégalités socio-économiques légitimes s’accompagnent d’une responsabilité équivalente. Autrement dit, l’obtention méritée d’une position sociale élevée ne place en rien son bénéficiaire au-dessus du droit ni de la loi, au contraire : elle oblige [30].

Les critiques de la méritocratie ont toujours une forme de nostalgie d’une société à la hiérarchie figée [31]. Aussi est-il navrant de voir la confusion mentale complète d’un Premier Secrétaire du Parti socialiste citer Michael Sandel (et mal le citer !) pour vilipender une fantasmatique « tyrannie du mérite » au sein de l’école française, sans même se rendre compte qu’il se fait ainsi le chantre des déterminismes sociaux et le fossoyeur de l’école émancipatrice par l’instruction. Au nom d’une conception viciée de l’égalité, il reproduit les sophismes qui considèrent, par exemple, que la lecture ou l’instruction entraînant des inégalités, il faut supprimer la lecture et l’instruction. Ces inepties vont à l’encontre de toute la tradition issue des Lumières en général, de Condorcet en particulier. En prenant les inégalités générées par l’instruction pour de nouveaux privilèges, les contempteurs de la méritocratie ne voient pas que la question, au cœur de toute la pensée républicaine de l’égalité, loin d’être triviale donc, a déjà reçu une réponse bien plus évoluée que tout ce qu’ils pourraient jamais formuler.

Des écarts trop grands entre les citoyens entraînent l’asservissement de certains par d’autres. Afin que ceux qui détiennent une arme ne réduisent pas en esclavage ceux qui n’en possèdent pas, la loi confisque leurs armes aux premiers et, en rétablissant l’égalité entre tous, assure la liberté. La loi a ainsi pour objectif de maintenir la liberté de tous les citoyens et, pour cela, passe par l’interdit et l’égalisation. L’élimination des inégalités susceptibles de conduire à des abus, c’est-à-dire la réduction à l’égalité, est donc première, et d’elle découle la liberté. On reconnaît ici une approche « à la Rousseau » : celui-ci place l’égalité au point de départ de son système politique et en fait dériver la liberté. Condorcet fait quant à lui le chemin inverse. Or les deux ne sont pas du tout incompatibles.

En effet, Condorcet montre qu’en ce qui concerne les inégalités liées au savoir, il ne peut en aller de même qu’avec celles, par exemple, qu’entraîne la possession d’une arme. Si l’ignorance entraîne la servitude vis-à-vis de ceux qui possèdent le savoir, faut-il, pour autant, éliminer les lettrés et interdire le savoir ? Certes, c’est là la conclusion de ceux qui, l’égalité formelle ne débouchant pas immédiatement sur l’égalité réelle, réclament la suppression d’un droit formel. Ce raisonnement boiteux leur permet, au prétexte d’émanciper certains, d’asservir tout le monde. Mais, plutôt qu’une réduction à l’égalité synonyme du pire obscurantisme, selon Condorcet, il faut au contraire accroître le plus possible les savoirs, que tous possèdent les connaissances nécessaires pour n’être pas sous le joug de ceux qui en possèdent plus.

Ce serait un amour de l’égalité bien funeste, que celui qui craindrait d’étendre la classe des hommes éclairés et d’y augmenter les lumières. [32]

Or, si le savoir n’est pas partagé par tous, s’il est confisqué par quelques-uns, il devient un privilège [33] contre lequel seule l’école publique peut lutter [34]. Et pourtant, comme Condorcet, on tombe ici sur une contradiction en apparence insurmontable. Si tous reçoivent les mêmes possibilités d’acquérir le savoir et d’user pleinement de la raison, chacun peut s’élever individuellement selon le gradient des connaissances jusqu’à des degrés différents, de telle sorte que les inégalités ne diminuent pas mais s’accroissent en fonction de l’intelligence, des talents et des efforts. Pour employer cette expression moderne qui me rebute, si l’égalité de chances est réalisée, elle ne peut qu’engendrer plus d’inégalités, qui viennent remplacer celles liées à la richesse ou à l’appartenance à une caste ou une autre.

Le véritable danger que font courir ces inégalités de degré dans la possession du savoir réside dans l’oppression qu’elles peuvent entraîner de ceux qui en possèdent le moins par ceux qui en possèdent le plus. L’illettré se trouve vis-à-vis de celui qui sait lire dans une dépendance totale ; l’ignorant ne peut rien contre les manipulations de celui qui dispose des connaissances. Face à celui qui détient une science qui m’est totalement étrangère, je ne peux que me résoudre à la soumission et à la confiance aveugle – qui, ainsi, ne s’est jamais senti à la fois humilié et sans ressource devant l’expertise sans appel d’un garagiste, d’un plombier, d’un informaticien, d’un vendeur de chez Casto ou d’un médecin ? La différence entre l’amateur et le professionnel, entre celui qui n’a reçu que l’instruction de base dans une discipline et le meilleur spécialiste, semble incommensurable au point de faire du premier un quasi esclave du second. Dit brutalement, l’égalité produit ainsi des inégalités plus grandes et plus cruelles encore.

Rien n’empêche, ici, de justifier par une forme d’utilitarisme ces inégalités, conséquences regrettables mais inéluctables et admissibles au regard de l’ensemble des résultats. C’est d’ailleurs plus ou moins la rhétorique que servent les néolibéraux lorsqu’ils cherchent à ramener l’instruction donnée à l’école au niveau le plus bas possible en prêchant, selon les modes, un « socle de compétences », un « retour aux fondamentaux » ou autres expressions creuses censées séduire les plus naïfs des républicains attachés à l’universalité d’une instruction élémentaire. En réalité, il ne s’agit là que de tiers-mondiser toujours plus l’école et de transformer l’Éducation nationale en Garderie inclusive (les idéologies identitaires et néolibérale s’entendent toujours très bien sur le dos de l’instruction), en offrant aux masses une instruction inframinimale mais égalitaire au sens où tous reçoivent la même bouillie faite de spectacle et de démagogie, et en confisquant le savoir au seul profit des classes privilégiées. Ainsi peuvent-ils présenter un « bilan globalement positif » au sens utilitaire le plus étroit. Or, dans son analyse de Condorcet, Catherine Kintzler résume la réponse à apporter à cet « argument » en deux phrases qui pourraient parfaitement résumer la pensée républicaine à ce sujet :

L’inégalité ne s’excuse pas. On ne justifie pas les œufs cassés en particulier en présentant l’omelette générale. [35]

La puissance de Condorcet est dans sa démonstration que l’instruction, en augmentant apparemment les inégalités, renforce en réalité l’égalité. C’est-à-dire que ces inégalités-mêmes dans les degrés de connaissance, paradoxalement, servent l’égalité !

En effet, la servitude dans laquelle ces inégalités placent ceux qui les subissent vis-à-vis de ceux qui en profitent n’existe en réalité que dans les cas où les premiers n’ont d’autre choix que de s’en remettre aux seconds et que ce savoir leur est absolument nécessaire. L’ignorance totale, celle, par exemple, de l’illettré, appartient à cette catégorie d’une inégalité absolue ; par conséquent, tout doit être fait pour l’éliminer. En revanche, des différences de nature ou simplement d’échelle n’en relèvent pas nécessairement : mes connaissances de base en mécanique ou biologie doivent me permettre d’expliquer mon problème au garagiste ou au médecin, de comprendre leurs explications et d’émettre un jugement éclairé sur leurs discours, et, bien que je ne puisse moi-même prétendre à leur expertise et qu’il n’en soit pas question, je peux au moins distinguer entre l’escroc ou le charlatan et le professionnel en qui je place volontairement ma confiance.

Autrement dit, l’inadmissible n’est pas entre des positionnements à des hauteurs différentes sur l’échelle des savoirs, mais entre celui qui est sur l’échelle et celui qui reste à côté. L’inégalité entre celui qui ne sait pas lire et celui qui sait lire est infiniment plus grave que celle qui sépare celui qui sait lire et un prix Nobel de littérature. Aussi est-il parfaitement justifié que la loi et la puissance publique interviennent pour supprimer les inégalités qui entraînent la sujétion absolue de certains, mais il n’y a aucune raison d’en appeler à elle pour réduire les autres. Ce qui permet, au passage, de répondre à la caricature que les néolibéraux font de l’égalité en la confondant sciemment avec l’égalitarisme :

Réclamer l’égalité, ce n’est donc pas vouloir que tous soient aussi faibles que le plus faible, aussi laids que le plus laid, aussi stupides que le plus stupide, aussi ignorants que le plus ignorant ; c’est vouloir qu’aucun homme ne puisse être asservi par un autre, c’est vouloir que tous aient les mêmes droits. [36]

Apparaît enfin le maître-mot, la notion fondamentale sous-entendue depuis le début du raisonnement : l’autonomie, qui protège celui qui possède un savoir élémentaire contre la tyrannie des manipulateurs et des bonimenteurs. Au regard de l’égalité, les différences ne sont pas un problème, contrairement à la privation de l’autonomie. C’est pourquoi l’instruction de tous est si importante, la liberté nécessite un usage minimal de la raison, et pourquoi l’institution publique, qui s’attache également à tous les citoyens, demeure la seule à pouvoir assurer cette mission, dont l’ampleur croît continûment avec le temps, au rythme de l’augmentation des connaissances. Les progrès scientifiques et techniques imposent à tous les citoyens de connaître de plus en plus de choses, génération après génération.

Un certain discours très répandu prétend toutefois que ces progrès dispenseraient dorénavant de l’apprentissage de toutes sortes de savoirs et que la capacité à trouver l’information serait devenue aujourd’hui décisive, bien plus que les connaissances elles-mêmes. Après tout, susurrent les serpents sirupeux, à l’heure de l’internet, des moteurs de recherche et de l’intelligence artificielle, à quoi bon connaître le calcul mental, savoir par cœur des récitations ou maîtriser l’orthographe ? Sans même relever la confusion coupable mais très courante entre connaissances et information, de telles fadaises ne sont pas seulement fausses : elles sont dangereuses. Et même criminelles. En effet, les progrès scientifiques et techniques, loin de justifier la paresse intellectuelle et l’avachissement, obligent au contraire à augmenter considérablement la quantité de connaissances nécessaires pour ne pas sombrer dans l’aliénation pure et simple aux escrocs et aux sophistes.

L’usage de la raison et la manipulation des concepts, les facultés de jugement et de discernement, les capacités de réflexion et de critique, la maîtrise des règles de la rhétorique et de l’argumentation, etc. sont autant de qualités qui ne s’acquièrent que par l’exercice, l’effort, le travail avec les maîtres et le frottement avec les classiques, que ceux-ci soient littéraires, philosophiques, artistiques… mais aussi scientifiques : la compréhension d’une démonstration mathématique simple, comme celle du théorème de Pythagore, n’en déplaise aux démagogues, est absolument nécessaire à la formation intellectuelle du citoyen. Or, sans ces qualités, un homme ne peut prétendre devenir un citoyen, il n’est qu’un esclave. L’encourager dans cette voie, comme le font tous ceux qui répètent cette propagande, c’est se faire le héraut de l’inégalité et de l’asservissement.

la garantie la plus générale qui fera qu’un citoyen échappera au pouvoir du charlatan, pourra se soustraire à la tyrannie des magiciens et à l’argumentation spécieuse des sophistes, c’est l’habitude qu’il aura de consulter d’abord sa raison avant d’écouter celui qui dit : « Crois-moi ! » Il existe une arme générale qui soustrait l’homme à la croyance, qui lui permet de s’appréhender lui-même comme jouissant de la dignité rationnelle d’un sujet, qui fait de lui l’égal de tout autre sujet rationnel, c’est l’usage critique et problématique de la raison. Cela aussi s’apprend et s’exerce ; cela se nomme la philosophie. [37]

Les billevesées pédagogistes (toujours parfaitement compatibles avec le travail de sape du néolibéralisme qui les nourrit grassement) détournent l’école de sa véritable vocation – l’instruction – et s’avèrent donc bien pires que le vain divertissement pour lequel elles passent dans le meilleur des cas : elles éloignent toujours plus de l’autonomie les élèves, et donc les citoyens qu’ils sont appelés à devenir. Plutôt que de multiplier les « heures de rien » et détruire l’enseignement disciplinaire, c’est bien un renforcement des connaissances fondamentales, sans lesquelles aucun autre savoir ne peut être vraiment maîtrisé, qui est absolument nécessaire. Le néolibéralisme ne rêve que d’écoles pratiques dans lesquelles les travailleurs seraient formés dès le plus jeune âge à un métier, des fonctions et des tâches spécifiques ; chacun deviendrait un spécialiste absolu de son domaine et un ignorant dans tous les autres, selon une répartition dictée par le marché du travail, et verrait donc son travail intrinsèquement lié à sa naissance et à son milieu. Le républicanisme, lui, demeure viscéralement attaché à l’égalité des citoyens, donc à l’autonomie intellectuelle [38]. Le néolibéralisme enferme les individus dans les diktats du marché ; le républicanisme les émancipe par l’instruction. L’école, d’enfant inégaux, fait des citoyens égaux en droits et en dignité.

Dans une société qui assure, pour tous, l’égalité des droits par la loi et l’instruction et l’exercice de la raison par l’institution scolaire, les différences de degré dans la connaissance, qui ne lèsent personne et ne relèvent d’aucun privilège, ne témoignent que des talents, des efforts et du travail de ceux qui en jouissent.

Cincinnatus,


[1] Voir, entre autres, Aristote, Éthique à Nicomaque.

[2] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, Œuvres complètes t. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 852.

[3] Ibid., p. 609.

[4] Ibid., p. 607.

[5] Ibid., p. 611.

[6] Voir « Généalogies de l’état civil – 1. L’état de nature selon Hobbes, Locke et Rousseau ».

[7] Thomas Hobbes, Léviathan, chap. 13.

[8] Voir « Généalogies de l’état civil – 2. Le contrat social selon Hobbes, Locke et Rousseau ».

[9] Lire, entre autres : « Malaise dans la représentation : 5. Élection ».

[10] D’une autre façon, c’est aussi le rôle de l’idéologie (cf. la série de billets consacrés à l’idéologie et l’utopie selon Paul Ricœur).

[11] George Orwell, 1984, Folio, p. 436.

[12] Jean de La Fontaine, « Les Animaux malades de la peste ».

[13] Robespierre, Discours à l’Assemblée nationale, 25 janvier 1790. Et, encore une fois, le problème n’est pas la richesse en soi ni même les riches eux-mêmes mais les comportements qu’adoptent certains d’entre eux : « À quelle sauce manger les riches ? ».

[14] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, op. cit., p. 851.

[15] Voir, par exemple, le très beau recueil de textes de Romain Gary, L’affaire homme.

[16] L’épidémie que connaît l’école de HPI, dys- et autres syndromes fumeux relève très largement de ce phénomène, dans une relation malsaine entre parents d’élèves, thérapeutes ayant bien compris le juteux business à se faire et institutions en ruines. Pour le plus grand malheur des mômes qui, cachés par le nuage de fumisterie, souffrent de vrais problèmes.

[17] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, op. cit., p. 730.

Tout ce chapitre XIII de la Troisième Partie, intitulé « Comment l’égalité divise naturellement les Américains en une multitude de petites sociétés particulières », est incroyable de lucidité quant à la communautarisation que nous connaissons aujourd’hui. Tocqueville en a parfaitement perçu et anticipé les mécanismes, sans imaginer toutefois jusqu’où pourraient aller ses intuitions. Deux autres extraits qui devraient nous rappeler certaines choses :

On serait porté à croire que la conséquence dernière et l’effet nécessaire des institutions démocratiques est de confondre les citoyens dans la vie privée aussi bien que dans la vie publique, et de les forcer tous à mener une existence commune.
C’est comprendre sous une forme bien grossière et bien tyrannique l’égalité que la démocratie fait naître.
Il n’y a point d’état social ni de lois qui puissent rendre les hommes tellement semblables, que l’éducation, la fortune et les goûts ne mettent entre eux quelque différence, et, si des hommes différents peuvent trouver quelquefois leur intérêt à faire, en commun, les mêmes choses, on doit croire qu’ils n’y trouveront jamais leur plaisir. Ils échapperont donc toujours, quoi qu’on fasse, à la main du législateur ; et, se dérobant par quelque endroit du cercle où l’on cherche à les renfermer, ils établiront, à côté de la grande société politique, de petites sociétés privées, dont la similitude des conditions, des habitudes et des mœurs sera le lien.

Dans les démocraties, où les citoyens ne diffèrent jamais beaucoup les uns des autres, et se trouvent naturellement si proches qu’à chaque instant il peut leur arriver de se confondre tous dans une masse commune, il se crée une multitude de classifications artificielles et arbitraires à l’aide desquelles chacun cherche à se mettre à l’écart, de peur d’être entraîné malgré soi dans la foule.
Il ne saurait jamais manquer d’en être ainsi ; car on peut changer les institutions humaines, mais non l’homme : quel que soit l’effort général d’une société pour rendre les citoyens égaux et semblables, l’orgueil particulier des individus cherchera toujours à échapper au niveau, et voudra former quelque part une inégalité dont il profite.
Dans les aristocraties, les hommes sont séparés les uns des autres par de hautes barrières immobiles ; dans les démocraties, ils sont divisés par une multitude de petits fils presque invisibles, qu’on brise à tout moment et qu’on change sans cesse de place.
Ainsi, quels que soient les progrès de l’égalité, il se formera toujours chez les peuples démocratiques un grand nombre de petites associations privées au milieu de la grande société politique. Mais aucune d’elles ne ressemblera, par les manières, à la classe supérieure qui dirige les aristocraties. »

Ibid., p. 729-731.

[18] Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Raisons d’agir éditions, 2009.

[19] Voir : « Ta gueule, t’es pas concerné ».

[20] Et pour être parfaitement juste et complet, cela est tout aussi vrai pour les identitaires de droite et ceux prétendument de gauche : encore une fois, le positionnement sur les échelles varie mais pas les échelles elles-mêmes.

[21] Les prétentions au « droit à la différence » des communautés entre en contradiction complète avec l’universalisme :

Qu’on ne s’y méprenne pas. Le prétendu droit à la différence dont on nous rebat les oreilles n’est rien de plus que la prétention à réunir quelques équipes ou quelques communautés de plus. Car toutes les différences qui s’y énumèrent, par le fait même qu’elles sont explicitement désignées, ont la vertu de fonder un rassemblement (et ainsi d’autoriser des exclusions), et bien souvent la propriété de n’être acquises par aucun effort individuel. Ainsi le droit d’être femme, breton, loubard, tous les régionalismes bon enfant, outre les relents nauséabonds du pétainisme, portent avec eux le goût de l’ecclésial attroupement et réprouvent cruellement l’aspiration au singulier. En affirmant positivement la particularité du groupe, on bâillonne d’autant mieux la singularité des individus, et d’une manière générale toute particularité qui ne serait pas prévue par l’énumération. Les singularités n’ont d’ailleurs pas d’autre voie pour s’affirmer que l’accrochage à l’universel, ce que réprouvent par-dessus tout les communautés. Un citoyen n’a pas à être d’abord femme, breton, loubard, etc., il peut être femme, breton, loubard, parce que le droit universel du citoyen ne lui demande à cet égard aucun compte, précisément.

Catherine Kintzler, Condorcet : l’instruction publique et la naissance du citoyen, Minerve, 2015, p. 226.

[22] L’exemple des départements d’outre-mer est à ce titre éclairant :

Longtemps, disposer d’un droit particulier a été signe d’opprobre et d’assujettissement. Le droit colonial notamment était un droit de statuts particuliers.
Obtenir l’égalité des droits était le combat des territoires relégués au rang de possessions ou de colonies. C’est ainsi que le 14 mars 1946, après d’âpres débats, l’Assemblée nationale vote, à l’unanimité, le passage de quatre vieilles colonies – la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion – au rang de départements français. Portée par les députés Aimé Césaire (Martinique), Léopold Bissol (Martinique), Eugénie Éboué-Tell (Guadeloupe), Gaston Monnerville (Guyane) et Raymond Vergés (Réunion), cette réforme était au cœur des agendas politiques locaux depuis l’abolition définitive de l’esclavage en France en 1848. Elle fut vue comme un aboutissement de l’égalité passant par une intégration au droit commun, mettant fin au pacte colonial en vigueur depuis la fin du système esclavagiste.
Aujourd’hui au nom d’une lutte se voulant décoloniale, il s’agirait, en réalité, de rétablir des statuts coloniaux, sous couvert du droit à la différenciation.
Le préambule des accords de Nouméa lie d’ailleurs le statut de la Nouvelle-Calédonie à un processus de décolonisation. Le texte reconnaît donc implicitement un tel statut au Caillou. Les nationalistes corses qui rêvent d’un statut similaire envisagent par conséquent de transformer leur île… en possession coloniale.
Ceux qui songent à leur octroyer pourraient être, à bon droit, taxés de colonialisme.
Comment en est-on arrivé à un semblable reversement historique ? À force de céder aux ethnorégionalistes, la France comme l’Espagne et le Royaume-Uni avant elle, a lancé la machine infernale : celle de petites concessions en entraînant d’autres vers des statuts toujours plus différents jusqu’à mettre en crise les fondements mêmes de la nation, de la République et de la citoyenneté. »

Benjamin Morel, La France en miettes : régionalismes, l’autre séparatisme, Les Éditions du Cerf, 2023, p. 220-221.

[23] Comme l’explique très bien Benjamin Morel, celle-ci repose sur « trois piliers » qui, chacun, entrent en contradiction flagrante avec l’indivisibilité de la République :

une différenciation statutaire qui permet l’instauration de statuts particuliers ; une différenciation des compétences qui offre la possibilité à une collectivité d’en disposer d’autres que ses semblables ; une différenciation normative, enfin, qui ouvre un régime légal propre à certains territoires.

Ibid., p. 239.

[24] Ibid, p. 247.

[25] On voit où cette pente dangereuse a conduit les pays qui s’y sont essayés, avec l’exemple le plus terrible des tribunaux privés réglant les conflits familiaux selon la charia au Royaume-Uni.

[26] Et en réalité depuis bien plus loin, cette pensée politique s’ancrant dans des traditions philosophiques bien antérieures.

[27] Il s’oppose ainsi frontalement aux communautarismes divers et variés :

Ainsi, aux particularités plurielles qui ne peuvent parler qu’en disant « nous » et en requérant des propriétés discriminantes par définition, on opposera la singularité universelle, qui dit « je », ou « tout », ou « nul ». Nous les femmes, nous les catholiques, nous les communistes…: c’est là le discours des frères et des ennemis qui, en affirmant la particularité du troupeau, exclut pastoralement à la fois l’universel du droit et la singularité de l’individu : un tel discours peut être le fait d’une instance privée, mais il ne peut être érigé en loi.
« Tout citoyen a droit à l’instruction », « Nul ne peut être contraint à faire ce que la loi n’ordonne pas », « La liberté n’a de bornes que celles qui garantissent le droit d’autrui », etc. : c’est là le discours d’une loi qui refuse également le privilège et l’identification communautaire, et qui laisse le reste à l’appréciation des personnes privées.
Pour elle ne vaut que la distinction fondamentale et élémentaire, parce qu’elle rend possibles toutes les autres sans avoir à les énoncer : celle du droit de l’individu. Ce discours-là ne parle pas au pluriel mais à l’universel – qui se dit aussi au singulier.

Catherine Kintzler, Condorcet : l’instruction publique et la naissance du citoyen, Minerve, 2015, p. 227.

[28] C’est pourquoi la plupart des combats que mènent les néoféministes actuels me semblent à la fois délirants et contre-productifs. S’il s’agit de lutter contre les inégalités salariales, c’est-à-dire exiger qu’à fonctions, anciennetés, diplômes… égaux correspondent des rémunération égales, il y a là une véritable injustice à éliminer qui relève de l’égalité des droits entre travailleurs. Pourtant, nos néoféministes ne disent rien à ce propos et préfèrent se perdre dans la défense du voile et la destruction de la langue. De même, la parité et ses quotas ne sont qu’une insulte faite aux femmes… et puis, d’ailleurs, pourquoi l’appliquer en politique et dans les conseils d’administration mais pas pour les éboueurs ou les dockers ? Tout cela est absurde et n’a rien à voir avec l’égalité mais tout avec la moraline.

En réalité, là où il y a seulement différence, il n’y a aucune inégalité. C’est pourquoi il m’a toujours paru soit évident soit idiot, selon le sens que l’on donne au mot « égalité », de parler d’égalité entre les hommes et les femmes. Comme Romain Gary, je chéris la galanterie et ces « petites courtoisies nécessaires à la préservation de cette marge essentielle entre les hommes et les femmes, qui les rend, de façons différentes, supérieurs les uns aux autres et donc, là encore de façons différentes, et à un niveau plus élevé, véritablement égaux. » Et le grand humaniste de préciser un peu plus loin :

Les hommes sont supérieurs aux femmes, mais les femmes sont supérieures aux hommes ; voilà pourquoi les deux sexes sont égaux, de manières différentes et à des niveaux divers. En vérité, la supériorité est au principe de toute la conception humaniste de l’humanité : elle implique l’admiration, non la condescendance. La politesse – le mot est devenu tellement suranné et futile, si rarement employé que j’ose à peine l’écrire –, la politesse n’est qu’une forme de romantisme, et le romantisme lui-même qu’une forme d’idéalisme, né d’une haute idée de l’homme et de sa dignité.

Romain Gary, L’affaire homme, Folio, p. 82 et 83.

[29] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, op. cit., p. 852.

[30] Et dans une République idéale, le prestige d’une profession devrait correspondre à son utilité sociale et humaine réelle – ainsi le poète, l’instituteur et le boulanger devraient y occuper les places les plus admirées et les mieux rémunérées : on en est loin ! À tout le moins, toute vocation, tout métier, toute activité professionnelle devrait être considéré non par comparaison mais selon ses caractères propres, c’est-à-dire de manière égale.

[31] Anne Rosencher le dit avec des mots très justes dans son édito du 14 mai 2023, « Non, le mérite n’est pas une notion “offensante” » :

la notion même de mérite, son ressort philosophique, politique et même scientifique demeurent indispensables. C’est l’incroyable apport des Lumières que d’avoir substitué le mérite aux privilèges, battant en brèche des siècles d’empire de la caste et de la hiérarchie bigote. J’ai beau chercher, je ne lui vois pas d’alternatives. Que des retours en arrière masqués sous les traits du progrès.

[32] Condorcet, Premier Mémoire sur l’instruction publique, cité dans Catherine Kintzler, Condorcet : l’instruction publique…, op. cit., p. 142. Toute cette partie doit beaucoup à la fine lecture que Catherine Kintzler offre de la pensée de Condorcet.

[33] Privilège, au sens juridique du terme :

L’existence d’un privilège ne se mesure pas au nombre réel d’individus qui exercent une faculté, un droit, un pouvoir ; elle s’apprécie au fait qu’en vertu d’une disposition juridique (ou parce qu’elle fait défaut), l’accès même à cette faculté, à ce droit, à ce pouvoir est a priori réservé aux uns et interdit aux autres. Ainsi, et par définition, une société sans école est une société où la connaissance est un privilège de naissance, réservé à des castes fermées. Une société où l’école est laissée exclusivement à l’initiative privée est une société où la connaissance est un privilège idéologique au service d’intérêts particuliers. Enfin, une société où, pour des raisons économiques, l’école ne peut accueillir que les riches, est une société où la connaissance est un privilège de fortune.

Catherine Kintzler, Condorcet : l’instruction publique…, op. cit., p. 143.

[34] En assurant que chaque citoyen reçoive le savoir minimum à son autonomie :

La réponse institutionnelle est la seule qui puisse faire obstacle à l’existence du savoir comme privilège. Publique, dotée d’un personnel recruté indépendamment du pouvoir sur des critères scientifiques et rationnels, l’instruction républicaine échappera autant qu’il est possible aux filières héréditaires et aux pressions idéologiques particulières. Financée par l’État, elle soulage les parents de la rémunération des maîtres ; de plus, soucieuse de ne gaspiller aucun talent, la puissance publique propose un système de bourses et sélectionne par concours des élèves « élevés aux dépens du trésor public ». L’efficacité des mesures juridiques accomplit vraiment l’extension du savoir en termes d’universalité et l’arrache à un mode privilégié de transmission. Chaque citoyen est touché par l’institution, et aucun ne peut prétendre avoir été négligé par elle.

Ibid., p. 143-144.

[35] Ibid., p. 150.

[36] Ibid., p. 153.

[37] Ibid., p. 167.

[38] Un exemple très concret de cette opposition : l’apprentissage répond au premier modèle et il n’est guère étonnant qu’il soit en train de détruire méticuleusement les lycées professionnels conçus, eux, selon le second.

Publié par

Avatar de Inconnu

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

3 commentaires sur “Égalité”

  1. Bonjour,

    Admettons que la logique de la République Française soit d’agir, non pas pour empêcher l’asservissement du pays entier à d’autre pays (auquel cas la Nation aurait faillit depuis un siècle en étant construire pour la plus pure dépendance aux USA), mais pour empêcher, dans son peuple, l’asservissement que Mère Nature impose à tous.
    Et d’avoir pour cet unique combat, la seule arme du savoir
    À quel moment est-ce possible que des intellectuels disant que le savoir est la source de tous les problèmes, passent pour être judicieux et pire, mis en œuvre ?
    Car la suite de leur logique est la dépossession de tous du savoir

    Or si on enlève le savoir à un pays qui s’est construit et ne peut tenir qu’avec le savoir, il ne reste plus rien
    À ce pays, ainsi construit, on ne peut rien lui enlever de pire

    Donc si telle était vraiment la logique de la République Française, jamais Bourdieu et sa clique n’auraient pu entreprendre ce qu’ils ont eu tout le loisir de faire

    J’aime

  2. Bravo. Vos trois billets sur la devise républicaine sont des bijoux. C’est un peu énervant car vous écrivez mieux que je ne pourrais le faire ce que je pense profondément. C’est même un peu troublant parfois. Mais après tout, l’important est que ce soit exprimé. Certes, mon ego en prend un coup, mais vous avez un talent de clarté d’expression et une culture que je n’ai pas encore, même si je m’y efforce…

    Je me suis permis de citer ce billet dans un commentaire en réponse à la dernière vidéo de Salomé Saqué postée sur la chaine Blast et intitulée « pourquoi la méritocratie n’existe pas » (https://www.youtube.com/watch?v=MP8s4fmjwd0) et qui me parait tout à fait illustrer le raisonnement vicié que vous mentionnez dans votre texte à ce sujet.

    A ce propos, puis-je vous poser une question « politique » (formule purement réthorique puisque je vais vous poser la question…) ? Je crois deviner que nous partageons à tout le moins un même position républicain. J’ai eu par le passé quelques engagements politiques en particulier dans la mouvance chevènementiste à la fin des années 90 et au tournant de l’an 2000 avec le Mouvement des Citoyens, le Mouvement Républicain et Citoyen puis le Pôle Républicain. Je suis depuis cette époque en quelque sorte orphelin à gauche. Les années qui viennent m’apparaissent être celles de tous les dangers par rapport à la montée des idées d’extrême-droite en France. D’où ma question à votre endroit ? Où s’engagez politiquement pour être utile aux combats pour nos valeurs et ce à quoi l’on croit vous et moi il me semble ? Aujourd’hui, à gauche comme à droite, je ne vois pas. Mais peut-être que vous avez une autre analyse et je serai intéressé par votre retour sur cette question.

    Pour faire écho au billet suivant dans la trilogie, oserai-je un « bien fraternellement ». Au plaisir de vous lire.

    Aimé par 1 personne

    1. Cher Christophe,
      merci pour votre commentaire et vos encouragements.
      Je suis, comme vous, orphelin. Il n’y a aujourd’hui aucun mouvement politique ni aucune personnalité susceptibles de rassembler notre famille de pensée. D’où mon appel d’il y a quelques semaines : « Qui ? »
      J’accepte volontiers votre « bien fraternellement » et vous le retourne !
      Cincinnatus

      J’aime

Laisser un commentaire