Joyeux Noël !

Joyeux Noël, Viggo Johansen (1881)

Attention ! Il est dorénavant très très mal vu de souhaiter un « joyeux Noël » à vos collègues, à vos amis, à vos proches comme à vos lointains. Pour être honnête, je dois avouer que ce phénomène n’est pas tout à fait nouveau, que, dans ce monde de dingues, cela fait déjà quelques années que le mot « Noël » sent le soufre et qu’il est préférable de se souhaiter de « joyeuses fêtes » – voire, encore pire, de « belles fêtes », sur le modèle de l’insupportable « belle journée » – pour être sûr de ne vexer personne.

Personne… et, parmi tous ceux, ils sont nombreux, qui ne croient pas que le messie est né il y a 2023 ans et des brouettes dans une étable de la banlieue Est de la Méditerranée : tout particulièrement nos concitoyens musulmans. Souhaiter « joyeux Noël », ce serait « islamophobe » ! La culture de l’effacement (ou « cancel culture », en novlangue globish, puisque, comme toutes les modes débiles, nous avons encore importé celle-là du monde anglo-saxon), qui consacre un soin méthodique et obsessionnel aux écorchures imaginaires d’identités sacralisées par la chouinocratie et aux réactions épidermiques de petites choses souffreteuses obnubilées par leur insécurité émotionnelle, offre à l’islam une place parfaitement indue en imaginant que Noël incommode à tel point ses croyants qu’il faille en supprimer toute mention.

Cela étant dit, angle mort de la « pensée » (même si c’est leur faire un bien grand honneur que d’imaginer que ses séides puissent penser… mais, en cette période de fêtes, soyons généreux) politiquement correcte, « woke » ou autre (le lecteur choisira le terme qu’il préfère parmi les divers sobriquets attachés à ces figures de l’Inquisition inclusive), en remplaçant « joyeux Noël » par « joyeuses fêtes », on ostracise dangereusement les fêtophobes. En effet, on ne pense pas suffisamment à la sensibilité à juste titre effarouchée de tous ceux qui vomissent la fête, qui détestent la joie, qui conchient le bonheur ; leur souhaiter de « joyeuses fêtes » est doublement insultant et une société véritablement inclusive devrait s’abstenir de ce genre de provocation stigmatisante.

Plaisanterie mise à part, combien de juifs, de bouddhistes, de pastafariens et d’athées se sentent blessés qu’on leur souhaite un « joyeux Noël » ? Au pire, les plus extrémistes d’entre eux le prennent avec le sourire. Et, en réalité, il faut parier qu’il en va de même de bien des musulmans, contrairement aux assignations à résidence identitaires auxquelles ils sont soumis. C’est donc bien cette prévention paternaliste elle-même qui témoigne d’une profonde xénophobie, prend les musulmans pour des cons et les assimile aux plus radicaux et aux plus débiles d’entre eux. Les élus identitaires autoproclamés de gauche dévoilent leur vil électoralisme lorsqu’ils boudent Noël mais s’empressent de souhaiter publiquement toutes les fêtes musulmanes. À les entendre, Noël ou un sapin seraient contraires à la laïcité mais fêter l’Aïd dans une mosquée (en y prononçant, accessoirement, des discours politiques) ne poserait aucun problème.

À cette conception dévoyée de la laïcité, les curés froids ajoutent une dose létale de moraline culpabilisante : l’écologie et la protection de l’environnement servent de prétextes pour l’écologisme, cette imposture antiscientifique et antihumaniste qui détruit la planète et l’humanité en nous. Ainsi réussissent-ils à rendre dépressive et laide la fête qui devrait être la plus joyeuse. Belle performance ! Sapins remplacés par des morceaux de cartons destinés à la décharge parce qu’il ne faut pas exposer des « cadavres d’arbres » (c’est quoi ton carton, gros malin ?), décorations lumineuses supprimées par « sobriété énergétique » (et les vacances à Tahiti d’Anne Hidalgo, maire de Paris, payées par le contribuable, elles étaient sobres ?), il ne manque plus que le remplacement du Père Noël, cette ordure, – déjà largement « cancellé » car trop représentatif de « l’oppression patriarcale cishétéronormée » (si vous n’avez rien compris à cette phrase, c’est bon signe) – dans toutes les écoles maternelles par des spectacles « inclusifs » écrits par un sociologue postfoucaldien pour cabaret sado-maso, et Noël aura enfin été remplacé par l’utopie zadiste que vénèrent nos élus « progressistes ».

Et l’on gueulera « Vive le Progrès ! » sur le même air que « ¡Viva la muerte! » à une autre époque.

Les prêtres ascétiques, petits Torquemada du slibard avec leurs idéaux de pureté en bandoulière, se montrent ainsi les meilleurs zélotes de l’Empire du Moche. Incapables de comprendre le beau, l’onirique, le léger – et, finalement, ce qui nous rend humain –, ils abîment tout ce qu’ils touchent et écrasent les sourires sous leur ressentiment pathologique. L’esprit de Noël a disparu ; place à l’esprit de pesanteur. Ailleurs, l’illusion subsiste : illuminations et spectacles dans les rues, décorations dans la plupart des villes du monde… la fête semble persister. Nous n’avons même plus le cœur à cela ; nos villes sont devenues tristes à crever – Paris saccagée plus encore que toute autre.

Ces caricatures de curetons obscurantistes ne valent guère mieux que leurs aigres homologues confits dans le mauvais vin de messe. Voilà des années que je répète que les identitaires « de droite » et « de gauche » sont des alliés objectifs qui partagent la même vision du monde et les mêmes méthodes. Les incultes et les amnésiques qui, de notre culture, nient et criminalisent la part judéo-chrétienne ne valent pas mieux que ceux qui en effacent tous les autres legs antiques et influences modernes, révoltes philosophiques et révolutions politiques, Renaissance de la pensée et Lumières universelles, et ainsi l’appauvrissent sciemment en fantasmant une lignée historique unique de la fille aînée de l’Église. Les premiers prétendent bouffer du curé alors qu’ils ne font que sucer de l’imam ; les seconds se prennent pour Charles Martel lorsqu’ils exhibent au milieu de la mairie leur petit Jésus en plastoc made in China.

Les grenouilles de bénitier font avancer ce que certains de mes amis appellent ironiquement la « catho-laïcité », mot-valise amusant mais que je ne goûte guère dans la mesure où il pourrait laisser entendre que ces bigoteries politicardes ont quoi que ce soit à voir avec la laïcité. Hormis les quelques cas, qui se comptent sur les orteils d’un cul-de-jatte, pour lesquels elle n’a pas de valeur cultuelle mais seulement culturelle (et j’adore les santons), l’installation d’une crèche dans l’enceinte d’une mairie relève de la provocation minable pour faire parler de soi au JT de 13h.

L’air du temps concordataire est irrespirable. Le viol en réunion de la laïcité par tous les identitaires témoigne d’une corruption générale de la politique et surtout du politique. Balkanisée, la nation agonise ; faute de républicains pour la défendre, la République est en ruines. Le néolibéralisme règne. Toussaint s’est effacée devant Halloween, les codes culturels américains ont profité de la mondialisation pour tout envahir. Depuis longtemps devenu le carnaval de la consommation, Noël incarne chaque année un peu plus le consumérisme néolibéral triomphant. La société de consommation, solidement installée dans les esprits et habitus, nous sert en cette période de fin d’année l’orgie de marchandises dont nous nous repaissons. Nous nous vautrons dans la culture de l’avachissement pour consommer le plus de biens en faisant le moins d’efforts. Consommer, au sens le plus physiologique du terme puisque, à peine commandés en ligne et livrés par ce lumpenprolétariat que nous nous réjouissons de ne pas voir, nous nous empressons de revendre ces « cadeaux » qui ne valent rien d’autre que la valeur d’échange attribuée par le Saint-Marché – loués soient vinted et leboncoin.

Quelle tristesse ! Quelle déchéance ! Voir ainsi ravalée au spectacle navrant de la pire rapacité la fête la plus universelle et la plus symbolique qui soit !

Car, n’en déplaise à ceux qui la dénigrent ou la confisquent, la fête de Noël n’est pas la propriété des chrétiens. Qu’ils aient récupéré et réinterprété les fêtes païennes qui les précédaient n’est en rien choquant – ils ont bien fait ! Et que Noël soit aujourd’hui une fête largement laïcisée et célébrée aussi bien par ceux qui croient au petit Jésus que par ceux qui n’y croient pas ne l’est pas plus. Le solstice d’hiver, avec des invariants anthropologiques bien connus, est sans doute le moment de l’année le plus fêté par les hommes, quelles que soient les époques et les civilisations. Des Saturnales à Yule en passant par Sol invictus, pour ne citer que quelques exemples occidentaux, Noël puise à un réservoir commun de l’humanité qui célèbre, aux jours les plus courts et aux nuits les plus longues, la renaissance de la vie et de la lumière. Le sapin, qui garde sa verdure quand tous les autres arbres semblent morts, témoigne de la persistance de la nature sous le manteau de neige et de silence, et de son travail secret, sous-terrain, pour revenir plus belle et plus forte au printemps. Ces sapins que l’on illumine sont un très vieux rituel, un très vieux symbole de confiance en la vie.

Peut-être est-ce cela, ou devrait-ce être cela, « l’esprit de Noël » : une généreuse insouciance ou une insouciante générosité, une fête des enfants pour les enfants – plus beaux et plus justes symboles de renouveau, de renaissance, d’avenir. Manière commode de s’offrir à peu de frais la nostalgie d’un monde qu’on se contente de rêver ? Le fait même que l’idée soit exprimée et qu’on en regrette la disparition, témoigne d’un besoin, d’une attente, d’une volonté. Nous avons besoin de rituels, nous avons besoin de symboles. Surtout lorsque ceux-ci expriment la vie, la joie, le bonheur, la lumière.

Alors, ami lecteur, mon semblable, mon frère, je te souhaite, aujourd’hui, un joyeux Noël.

Cincinnatus, 25 décembre 2023.

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

7 commentaires sur “Joyeux Noël !”

  1. Bonjour,

    Ce n’est plus le moment mais tant pis: joyeux Noël!

    De toute façon j’ai même été à la messe de minuit de 18h… C’est dire…

    A la vue du titre du programme indiquant « Adeste fideles » je me suis joint au chœur des fidèles «  Adeste Fideles læti triumphantes, Venite, venite in Bethlehem. Natum videte, Regem Angelorum… » (je n’ai jamais fait de latin mais l’habitude…) et voilà t’y pas que je me suis retrouvé tout déconfit, j’étais le seul à chanter Adeste Fideles en latin…

    Les bougres, ils auraient pu aussi changer le titre non??!!

    Bon c’est vrai que n’étant pas un assidu (et c’est sans doute un euphémisme) je n’ai pas pu m’imprégner de cette « nouveauté »…

    Sinon chez moi la crèche est dans l’église et le drapeau devant et dans la mairie… J’espère que ça va durer! Au moins toute l’année (je désespère difficilement) que je vous souhaite heureuse autant que joyeuse aussi!

    Pierre

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