Dire ce que l’on voit

La Parabole des aveugles, Pieter Brueghel l’Ancien (1568)

Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus.
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme (1951)

Une curieuse épidémie se répand dangereusement, qui se manifeste par une nécrose des liaisons nerveuses entre les yeux et la bouche. Nous ne sommes en rien frappés de cécité – enfin, pas tous – mais nous semblons incapables de dire simplement ce que nous voyons. Incapacité à décrire le réel ou refus de nommer les choses telles qu’elles sont, nous nous complaisons dans la position de l’autruche démissionnaire. Nous prenons la méthode Coué au premier degré sur l’air bien connu de Tout va très bien, madame la marquise.

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La Fièvre : Cassandre chez les identitaires

Billet garanti sans divulgâchage.

Éric Benzekri récidive. Et c’est un coup de maître. Le 18 mars, sera diffusé sur Canal+ le premier épisode de sa nouvelle série, La Fièvre. La semaine dernière, j’ai eu l’honneur d’assister à la projection en avant-première des deux premiers épisodes et, grâce à l’intervention d’une formidable petite fée, il se trouve que je connaissais les développements ultérieurs de cette série. Ce qui me permet d’affirmer sereinement que nous avons là une œuvre importante – peut-être celle dont nous avons collectivement besoin.

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Les lectures de Cinci : l’internationale islamiste

Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, Florence Bergeaud-Blackler, Odile Jacob, 2023

Le livre en deux mots

Il y a un an, Florence Bergeaud-Blackler publiait le fruit de décennies de travaux sur les Frères musulmans. L’ouvrage a immédiatement provoqué une vague d’insultes et de calomnies contre l’anthropologue, chargée de recherche au CNRS, y compris venant de chercheurs aux accointances pour le moins critiquables. Contrairement à ses adversaires, auteurs de tribunes diffamatoires, j’ai lu ce livre. Et j’invite tout le monde à en faire autant. Lire la suite…

Tous pour un

Passants, Honoré Daumier (v. 1858-1860)

L’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul.
Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence.
[…]
L’intelligence est vaincue dès que l’expression des pensées est précédée, explicitement ou implicitement, du petit mot « nous ».
Simone Weil, L’enracinement

Le monde merveilleux de « l’intelligence collective »

Les politiques, managers et coaches professionnels n’ont que ce syntagme ridicule à la bouche : l’intelligence collective. À les en croire, il faut l’utiliser/la déployer/l’encourager/lui faire confiance/l’impulser… et autres fadaises ad nauseam : tous les verbes de la langue française et de la novlangue globish vont y passer. Simone Weil en aurait fait une attaque. Pour ma part, je préférerai toujours miser sur la connerie individuelle que sur l’intelligence collective, c’est nettement plus sûr.

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Les lectures de Cinci : les régionalismes contre la République

La France en miettes : régionalismes, l’autre séparatisme, Benjamin Morel, Les Éditions du Cerf, 2023.

Le livre en deux mots

Le constitutionnaliste et politiste Benjamin Morel a livré en tout début d’année un ouvrage majeur sur un sujet qui, quoique capital, n’intéresse guère les médias ni l’opinion publique. L’ethnorégionalisme, « l’autre séparatisme » comme le désigne le sous-titre du livre, déchire la France à suffisamment bas bruit et en s’entourant d’une telle image de sympathique folklore que cette balkanisation ne fait réagir personne. Car l’ethnorégionalisme – ou plutôt : les ethnorégionalismes – n’est finalement qu’un identitarisme comme les autres qui cherche à détruire la nation, l’État et la République qu’il souhaite remplacer par des communautés artificielles fondées sur des identités fantasmées.

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Touchez pas aux contes de fées !

La Belle au bois dormant, illustré par Gustave Doré (1867)

Il n’y a pas un pan de la culture que les Torquemada du slibard ne cherchent à calomnier pour mieux les condamner au nom de leur idéologie mortifère. Après les auteurs classiques, les compositeurs, les statues diverses et variées… les voilà qui, depuis peu, ont décidé de s’attaquer aux contes de fées. À coup de chroniques et podcasts sur les chaînes de télé et les stations de radio complaisantes (France Info, Arte, France Culture et France Inter se font les serviles propagandistes de leur business névrotique), d’articles et éditos dans les journaux et magazines gagnés à leur cause (Télérama, l’Obs, Libération…), et d’entreprises de charcutage par les censeurs ripolinés en « sensitivity readers », la petite musique s’installe : les contes de fées sont réactionnaires et machistes, ils propagent la « culture du viol » et bafouent le « consentement », entretiennent des visions du monde racistes et colonialistes… bref, les contes de fées sont un nouvel avatar du Mal. La bêtise repart en croisade.

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On bâillonne un professeur

Philosophe en méditation, Rembrandt (1632)

René Chiche est un emmerdeur par vocation et profession. Professeur de philosophie, membre du Conseil supérieur de l’éducation, syndicaliste Action & Démocratie CFE-CGC – syndicat avec lequel il combat la vulgate pédagogiste qui gangrène l’Éducation nationale depuis quatre décennies –, il abreuve les réseaux dits sociaux, twitter en tête, de ses diatribes et rodomontades. Ses coups de sang et de gueule, en parfaite adéquation avec les us et coutumes qui régissent ces petits théâtres de l’absurde et de l’hyperbole, ne passent guère inaperçus et lui valent bien des haines et rancœurs.

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Paroles… Paroles…

Croquis pour servir à illustrer l’histoire de l’éloquence, Albert Eloy-Vincent (1910)
©Ville de castres, Centre national et musée Jean Jaurès

Mais qu’est-ce qu’ils causent ! Qu’ils soient à droite, à gauche, au centre, au gouvernement, dans la majorité, dans l’une des diverses oppositions, quelque part, ailleurs ou nulle part, qu’ils soient élus, qu’ils l’aient été hier ou il y a longtemps, ou qu’ils espèrent l’être (de nouveau ?) un jour, qu’ils veuillent défendre leur action ou celle d’un autre, qu’ils aient une proposition de loi, une « réforme » ou un bouquin à vendre, qu’ils soient experts d’un sujet d’actualité ou qu’ils le découvrent au moment où la caméra se tourne vers eux… nos (trop) chers représentants n’ont de cesse de nous saouler avec leur logorrhée bruyante et agitée. Ils sont partout. À la télé, à la radio, sur les réseaux dits sociaux… partout, tout le temps, la parole politique s’est transformée en un flux continu qui ne laisse aucun répit à la pensée ni au jugement.

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Fantasmes de sang

Exécution de Louis Capet XVIme du nom, le 21 janvier 1793, gravure anonyme (1793)

La Révolution a bon dos ! Fichez-lui la paix ! Cessez donc, quel que soit votre camp politique, de récupérer grossièrement, d’instrumentaliser indûment ce moment si dramatique et si complexe de l’histoire. Lieu commun du débat public, ses évocations n’en sont que plus saturées d’idéologies, au point que les faits disparaissent derrière vos clichés et caricatures.

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Il n’est plus doux moment que celui où l’on ouvre un nouveau livre

La Liseuse, Jean-Jacques Henner (entre 1880 et 1890)

On se laisse aller à la douce flânerie dans les rayons d’une librairie, que l’on soit entré au prétexte d’un ouvrage particulier à quérir ou simplement pour profiter d’un moment suspendu. La compagnie des livres rappelle celle d’amis fidèles, accompagnés de la cohorte de ceux que l’on ne connaît pas mais que l’on aimerait rencontrer ; les Romains avaient raison : la culture c’est l’art de se faire des amis parmi les morts. Lire la suite…