Depuis plus d’un mois, une image me hante. Celle d’une toute jeune femme, à peine sortie de l’adolescence, recroquevillée sur son siège de métro, les genoux remontés jusqu’au menton, les mains crispées autour du cou, le regard ivre de terreur, qui se voit mourir, seule au milieu de la foule, sans comprendre pourquoi elle, ici et maintenant.
L’institution, comme bien d’autres, est en ruines ; et les individus oscillent entre sentiments d’injustice et d’impunité. Il faut dire qu’avec ses procédures longues et tatillonnes destinées à asseoir la certitude de culpabilité, elle ne s’accorde guère à la frénésie qui agite notre époque ; qu’avec son culte du secret conçu pour assurer la sérénité de l’enquête et de l’instruction, elle subit la suspicion généralisée à l’égard de quiconque refuse la dictature de la transparence ; qu’avec ses principes surannés comme la présomption d’innocence et le débat contradictoire, elle doit affronter la soif de châtiment des masses en quête de divertissements sans cesse renouvelés.
Il y a quelque chose de pourri dans l’audiovisuel public. France Inter, France Info, France 5, Arte… et même France culture : les chaînes de télévision et radio du service public semblent avoir renoncé à l’impartialité et à l’objectivité pour se vautrer dans l’idéologie.
Autodafé sur la Plaza Mayor de Madrid, Francisco Ricci (1683)
Le sentiment le plus puissant de l’humanité, celui qui la meut le plus aisément, c’est la haine.
L’espace public de libre expression et de confrontation des visions du monde et des conceptions de l’intérêt général est l’une des dimensions de la démocratie. Dans l’obscurité de l’intime et du privé, l’individu nourrit sa réflexion et sa pensée, affûte ses arguments et, surtout, remet en question ses propres opinions : « pense contre toi-même » doit être le premier commandement du citoyen. De telle sorte que, lorsqu’il paraît dans la lumière du public, il laisse ses intérêts privés à la porte de l’arène, s’élève à la puissance du citoyen et raisonne à l’échelle de l’universel, avec l’intérêt général pour légitimation de l’action et pour objectif la recherche du juste – dans les deux sens du terme : justesse et justice.
Le Massacre des Innocents, Nicolas Poussin (v. 1625-1629)
Puisque toutes les vies se valent, alors celle d’un enfant israélien vaut celle d’un enfant palestinien. Donc, quand des enfants palestiniens meurent sous les bombardements à Gaza, Israël ne vaut pas mieux que le Hamas qui a tué des enfants israéliens. Il est même encore plus coupable parce qu’il est un État raciste alors que le Hamas est une armée de résistance. »
Ainsi raisonne-t-on dans les manifestations « pro-palestiniennes » et sur les réseaux dits sociaux, ce cloaque que le microcosme médiatico-politique s’obstine à prendre pour le monde réel et où le débat public se cristallise depuis quelque temps autour de ce genre de sophismes ahurissants.
René Chiche est un emmerdeur par vocation et profession. Professeur de philosophie, membre du Conseil supérieur de l’éducation, syndicaliste Action & Démocratie CFE-CGC – syndicat avec lequel il combat la vulgate pédagogiste qui gangrène l’Éducation nationale depuis quatre décennies –, il abreuve les réseaux dits sociaux, twitter en tête, de ses diatribes et rodomontades. Ses coups de sang et de gueule, en parfaite adéquation avec les us et coutumes qui régissent ces petits théâtres de l’absurde et de l’hyperbole, ne passent guère inaperçus et lui valent bien des haines et rancœurs.
Mais qu’est-ce qu’ils causent ! Qu’ils soient à droite, à gauche, au centre, au gouvernement, dans la majorité, dans l’une des diverses oppositions, quelque part, ailleurs ou nulle part, qu’ils soient élus, qu’ils l’aient été hier ou il y a longtemps, ou qu’ils espèrent l’être (de nouveau ?) un jour, qu’ils veuillent défendre leur action ou celle d’un autre, qu’ils aient une proposition de loi, une « réforme » ou un bouquin à vendre, qu’ils soient experts d’un sujet d’actualité ou qu’ils le découvrent au moment où la caméra se tourne vers eux… nos (trop) chers représentants n’ont de cesse de nous saouler avec leur logorrhée bruyante et agitée. Ils sont partout. À la télé, à la radio, sur les réseaux dits sociaux… partout, tout le temps, la parole politique s’est transformée en un flux continu qui ne laisse aucun répit à la pensée ni au jugement.
Vue idéale de l’Acropole et de l’Aréopage à Athènes, Leo von Klenze (1846)
L’iségorie, concept central dans la démocratie athénienne, assure à tous les citoyens le droit égal à la prise de parole au sein de l’agora. Contrairement aux apparences, pourtant, l’iségorie n’appartient pas au seul régime de l’égalité mais peut-être plus encore à celui de la liberté. L’égalité de parole garantit d’abord et avant tout la liberté d’expression ; l’iségorie en est, en quelque sorte, le reflet au miroir de la démocratie. A priori, tous les citoyens sortis de l’ombre du domaine privé pour entrer dans la lumière du public, cet espace d’apparence où chacun partage paroles et actions dans l’objectif d’édifier un monde commun, disposent de la même légitimité à exprimer leur opinion, leur vision du monde, leur conception du bien commun et de l’intérêt général. Quels que soient son métier, sa richesse, ses origines, ses croyances ou ses chromosomes, tout citoyen, par le seul fait qu’il est citoyen, possède le même droit inaliénable de prendre part au politique et de constituer le souverain.
Savonarole prêchant dans l’église San Miniato à Florence, Auguste Flandrin (1840)
Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie, Grâce à la vorace Ironie Qui me secoue et qui me mord ?
Elle est dans ma voix, la criarde ! C’est tout mon sang, ce poison noir ! Je suis le sinistre miroir Où la mégère se regarde.
Extrait de L’Héautontimorouménos de Baudelaire [1]
Difficile de choisir ses combats, tant ils sont nombreux. Ce que j’ai appelé « le syndrome Batman » [2] peut facilement submerger la raison. Si, comme l’a bien montré Camus, la révolte est un sentiment positif, si la colère est une émotion éminemment politique – la multiplication à l’infini des adversaires et des ennemis [3], doublée de l’ouverture sans cesse renouvelée de fronts sur lesquels mener le combat idéologique, provoque une sensation de vertige. Comme une danse au-dessus du volcan. Et tout est fait pour rendre inexorable la chute dans le cratère. Lire la suite…
La campagne pour le premier tour fut spectrale. Exclusivement animée par les outsiders, les deux principaux candidats ont délibérément choisi de la snober en refusant le débat afin de verrouiller leur « qualification » [1] pour le second tour. Dans un parfait numéro de duettistes, Emmanuel Macron et Marine Le Pen ont confisqué l’élection. L’espace public n’a bruit que de polémiques médiocres et de buzz infantile. Lire la suite…