On assassine en politique

L’assassinat de Lincoln (vers 1900)

Charlie Kirk, 31 ans, figure médiatique de la droite trumpienne, a été assassiné le 10 septembre à Orem, ville d’environ 100 000 habitants au sud de Salt Lake City dans l’Utah.
Il a été assassiné alors qu’il discutait avec des étudiants au sein de l’université d’Utah Valley, dans le cadre d’une conférence-débat.
Il a été assassiné d’une balle dans le cou.
Il a été assassiné devant sa famille.
Il a été assassiné en raison de ses idées.

*

Charlie Kirk pensait et affirmait que l’homosexualité est une maladie, qu’une fillette qui a été violée devait garder l’enfant de son violeur, que les morts par armes à feu étaient le prix à payer pour la liberté d’en détenir… et bien d’autres joyeusetés que ses détracteurs ne cessent de diffuser depuis sa mort. Et alors ?

Charlie Kirk était aussi un excellent débatteur, un fin rhéteur, aux discours emplis de sophismes et de pétitions de principe mais qui donnait la parole à ses adversaires, qui croyait aux vertus de la discussion publique et qui était capable de montrer une véritable empathie à l’égard de ses contradicteurs. Et alors ?

Il ne s’agit certainement pas pour moi de le pleurer ni de faire son panégyrique. Pas même de lui rendre un hommage indu. Évidemment ses idées me sont pour la plupart hautement antipathiques. Et si, par une curieuse et improbable coïncidence, j’avais été amené à débattre avec lui, sans doute aurais-je pris plaisir à cette castagne oratoire. Et alors ?

Et alors ? en quoi tout cela peut-il justifier un seul instant son assassinat ?

*

Mon « et alors ? » répond au sempiternel « oui mais… ». C’est le même « oui mais… » qui a suivi la tuerie de Charlie Hebdo il y a dix ans et qui accompagne l’emprisonnement de Boualem Sansal depuis bientôt un an : on appose sur les victimes des étiquettes caricaturales afin de relativiser et, in fine, légitimer leur sort. C’est simplement dégueulasse. Ni Charlie Hebdo ni Boualem Sansal ni Charlie Kirk n’ont de sang sur leurs mains et rien dans leurs idées ni dans leurs discours ne justifie qu’on s’en prenne ainsi à eux. Rien.

On ne tue pas quelqu’un au prétexte qu’il ne pense pas la même chose que soi ! L’hybris est effrayante, qui consiste à s’arroger le droit de vie ou de mort sur les autres en fonction de l’idéologie de chacun. Le « veto par assassinat », comme le désigne le politiste Yascha Mounk, n’est rien d’autre qu’une peine de mort sans procès, fondée sur la simple divergence d’opinion. Si on n’est pas d’accord, alors on débat, on contredit, on argumente. On n’embastille pas, on ne tue pas. Il n’y a rien de négociable là-dedans.

*

Les États-Unis connaissent une longue histoire d’assassinats politiques. C’en serait presque une tradition. Le grand Abraham Lincoln ou les frères John et Robert Kennedy, bien sûr, en ont fait les frais, et ils sont loin d’être les seuls : l’histoire politique américaine est marquée par la violence.

Mais je crains que le meurtre de Charlie Kirk ne révèle quelque chose de plus, et qu’il ne suffise pas de constater, de l’air grave et pénétré de sagesse qu’offre le troisième verre de rosé pas frais, le cliché selon lequel « la société est plus violente aux États-Unis, ça c’est bien vrai ! Et puis les armes, hein, les armes ! », pour se satisfaire d’avoir épuisé le sujet.

Nous avons vu, dès l’annonce de l’attentat, toute une partie de la gauche aux États-Unis, mais aussi en France, s’en réjouir ouvertement et le justifier. En énumérant ad nauseam sur les réseaux dits sociaux toutes ses positions « problématiques », selon le vocabulaire de ses adversaires – y compris un certain nombre de citations simplement inventées pour l’occasion histoire de charger la barque –, ces derniers laissent entendre qu’il l’aurait un peu cherché [1].

Les mêmes chouinent pour faire libérer des terroristes comme Georges Ibrahim Abdallah, emprisonnés pour leurs crimes, et s’offusquent à grands cris de l’assassinat par Israël des chefs du Hamas et des commanditaires du pogrom du 7 octobre qui, eux, contrairement à Kirk, sont coupables des pires abjections.

Kirk était un conservateur tout ce qu’il y a de plus traditionnel dans la droite aux États-Unis [2]. Autrement dit, il était à la gauche du Hamas et d’une bonne partie du peuple de Gaza qu’encensent ceux qui le traitent de nazi ! Hypocrisie ? Deux poids deux mesures ? Confusion mentale ?

*

La relativisation du crime pour raison idéologique s’appuie sur la transformation de la victime en bourreau. Quand on pense qu’on incarne le Bien, alors celui qui ne pense pas comme soi incarne forcément le Mal. Il doit donc être éliminé. Logique débile mais implacable. Or, le Mal absolu résidant dans le paradigme fasciste, il suffit de faire de l’autre une résurgence de la bête immonde pour enclencher la mécanique funèbre. Dans le processus de fascisation, l’adversaire bascule dans la catégorie de l’ennemi. C’est bien commode. Et il n’est guère étonnant que « fachos », « fascistes » et « nazis » soient devenus des termes courants pour disqualifier absolument celui dont les idées ne conviennent pas.

Guère étonnant, hélas, mais surtout navrant, tant ces comparaisons absurdes répétées en un odieux psittacisme témoignent d’une inculture historique crasse. Et en plus, c’est parfaitement contre-productif : tout ramener au nazisme revient non pas à abaisser l’autre au niveau des horreurs du nazisme mais, au contraire, à normaliser le nazisme : si n’importe qui peut équivaloir à Hitler, alors Hitler et ses crimes deviennent eux-mêmes banals. Ce genre de manipulations grossières de l’Histoire dessert ceux qui s’y adonnent mais également l’Histoire elle-même – et ça, c’est plus grave !

En fascisant l’autre, on le déshumanise. Sa réduction à un nazi s’accompagne d’ailleurs souvent d’autres noms d’oiseaux aussi frais et légers : l’adversaire devenu ennemi est un fasciste, un nazi, mais aussi un animal, un monstre, un sous-homme, un excrément… autant d’avilissements qui visent à lui ôter toute trace d’humanité. Dès lors que l’autre n’est plus considéré comme un humain, son élimination physique ne pose aucun problème. Elle est même jugée positivement, comme la destruction de simples nuisibles – méthode d’authentiques fascistes !

Ainsi s’installe la société de l’obscène.

*

Le Bien subvertit le Vrai, la condamnation morale se substitue à l’argumentation rationnelle. On ne peut pas dire « je suis Charlie » et refuser « je suis Charlie Kirk ». Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’endosser les combats des uns ou de l’autre, ni de refuser toute critique de leurs opinions quelle qu’elles soient – on peut « être Charlie » et ne pas trouver ses caricatures drôles ni pertinentes, on peut « être Charlie Kirk » et combattre virulemment ses idées – ; mais d’affirmer fermement, avec Camus, que si des idées méritent de mourir pour elles, aucune ne mérite de tuer pour elles. Que la liberté de conscience n’admet aucune limite et que la liberté d’expression ne connaît que celles de la diffamation et de la mise en danger d’autrui – contraintes à définir légalement avec beaucoup de précision et la main toujours tremblante. Et qu’en aucun cas un différend politique, aussi profond soit-il, ne justifie un meurtre.

Cincinnatus, 22 septembre 2025


[1] Soit dit en passant : si l’on était autorisé à tuer tous les politiques qui tiennent des propos outranciers ou propagent des idées nauséabondes, ce serait un génocide chez LFI !

[2] Les « groypers » autour de Nick Fuentes sont bien plus radicaux et tenaient Kirk pour un mou, un faible, un modéré. Mais il faut être clair : si Fuentes avait été assassiné plutôt que Kirk, je tiendrais ici le même discours.

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Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

5 commentaires sur “On assassine en politique”

  1. Chaque lundi, chaque billet de ce blog garde sa pertinence.

    Il est difficile d’être en contradiction avec vos propos tant ils respirent la clairvoyance de ceux qui réfléchissent avant de parler et qui prennent le temps de comprendre avant de s’indigner pour tout, tout le temps, immédiatement..

    Encore merci. Continuez.

    K

    « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre » Spinoza.

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  2. Bonjour,

    Une nouvelle fois je partage votre analyse, dans son entièreté.

    Et puis j’ai appris le mot « psittacisme », ce qui n’est pas rien… merci.

    Ah autre chose, naguère j’étais informé, par mail me semble t-il, des nouveautés sur votre blog. Aujourd’hui je ne reçois plus rien.

    Il va falloir que je m’habitue à aller le consulter périodiquement, il est précieux.

    Pierre

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  3. Cher Cincinnatus, vous écrivez : « Charlie Kirk était aussi un excellent débatteur, un fin rhéteur, aux discours emplis de sophismes et de pétitions de principe ».

    Par curiosité, vous reconnaissez-vous dans le cognitivisme moral ?

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