J’ai peur pour toi, ma fille

Eugène Manet et sa fille au jardin, Berthe Morisot (1883)

Voilà bientôt huit ans que tu es entrée par effraction dans ma vie. Huit ans que je te vois grandir avec une fascination mêlée des plus grandes joies et des plus grandes peurs… rien d’original, me diras-tu : les montagnes russes émotionnelles sont le lot de bien des parents. Mais aux succès et tracas quotidiens, s’ajoutent les espérances et les angoisses existentielles. Quand tu cours vers moi en criant « mon papa ! » et que tu te jettes dans mes bras, je t’étreins de toute mon âme… imagines-tu qu’alors, derrière le rideau de cheveux qui m’aveugle et m’étouffe de bonheur, résonnent en moi comme le memento mori susurré par l’esclave ces questions lancinantes qui ne me quittent pas depuis que tu existes : dans quel monde vivras-tu, mon enfant ? et surtout : qui devras-tu devenir pour l’habiter ?

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La voie de la plume

La passion de la création, Leonid Pasternak (1892)

J’écris autrement que je ne parle, je parle autrement que je ne pense, je pense autrement que je ne devrais penser, et ainsi jusqu’au plus profond de l’obscurité.
Franz Kafka

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À quoi bon ?

Désespoir, Edvard Munch (1894)

Les forces morales de la France sont paralysées ; les masses se sont retirées de la scène, et l’on se fatiguerait inutilement à chercher le dénouement dans la logique des idées. Quand les drames sont embrouillés à ce point, il n’y a que le deus ex machina qui puisse trouver une issue. C’est un des moments où les peuples sont si las et si désorientés qu’ils laissent à des individus le soin de les sauver. Ce n’est pas qu’il n’y ait de grandes et d’extraordinaires choses à faire, mais les masses n’ont plus l’inspiration de ces choses-là ! Il dépend de quelques hommes de relever et de sauver l’humanité.
Lettre d’Edgar Quinet à son ami Jules Michelet, Bruxelles, 23 novembre 1852

« Las et désorientés ». On ne saurait mieux dire. Collectivement et individuellement, nous sommes las. Et désorientés. Et nous ne pouvons guère compter sur un quelconque deus ex machina pour nous « relever » : il n’existe plus de Clemenceau ni de de Gaulle pour sauver la nation. Nos héros sont des nains ; toute grandeur est depuis longtemps congédiée. Sinistres temps.

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Bonne année !

Vent frais par matin clair, Katsushika Hokusai (1829-1833)

Il y a un an, je débutais 2023 avec le constat désespéré d’une France qui ne s’aimait pas [1]. Aujourd’hui, je pourrais publier le même billet… en un peu plus tragique encore. Nous nous enfonçons dans le repli individualiste, le marasme national et le ressentiment politique. La classe dirigeante est sans doute la plus incompétente et la plus lamentable de notre histoire et le peuple lui-même semble avoir abandonné toute vertu civique et toute décence commune.

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Cette étrange décennie 90

I wish I was special
You’re so fucking special
But I’m a creep
I’m a weirdo
What the hell am I doing here?
I don’t belong here

Radiohead, Creep

J’avais dix ans quand le mur est tombé et vingt-deux lorsque les tours se sont effondrées. Entre les deux, j’ai grandi dans ces années 1990 qui devraient rester, aux yeux des historiens de demain, comme un temps étrange, suspendu – une respiration… ou plutôt, peut-être, ce moment où l’Histoire paraît, a posteriori, retenir son souffle.

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Mémoires de Cincinnatus

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Cincinnatus recevant les ambassadeurs de Rome, Alexandre Cabanel (1843), Musée Fabre

N°300

*

Pourquoi m’as-tu choisi pour masque ?

*

Lorsque je naquis, le règne du dernier des tyrans – Lucius Tarquin, le Superbe – durait déjà depuis seize années. Il lui en restait dix avant que ses turpitudes et celles de son fils ne provoquassent le prodigieux avènement de la République.
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La tentation crépusculaire de l’Aventin

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Mélancolie, Edvard Munch (1894-1896)

La mélancolie est un crépuscule.
La souffrance s’y fond dans une sombre joie.
La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste.

Victor Hugo, Les travailleurs de la mer

Serait-ce vraiment Alain Juppé qui aurait inventé l’expression « tentation de Venise » ? Cela ne l’a pas empêché de revenir. Plusieurs fois. Je ne suis pas sûr que ce patronage soit le meilleur, même s’il est révélateur que, peut-être ?, la tentation du retrait, même sincère, se fracasse nécessairement à la volonté ou à son insuffisance.
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Aux lecteurs

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Déjà.

Pour cette nouvelle année qui pointe, il m’a semblé qu’il était temps de rafraîchir un peu ce blog. Lire la suite…

Quel monde pour toi, ma fille ?

Tu viens d’avoir trois ans, ma fille. Dans quel monde en auras-tu trente, vers le mitan du siècle ? Ce siècle dans lequel je suis entré à déjà vingt. Enfant du vingtième et homme du vingt-et-unième, je me sens surtout millénaire. Frémiras-tu, toi aussi, au souvenir de cette mer Égée qui porte les vaisseaux des Achéens vers l’Est et l’immortalité ? Ou toutes ces histoires qui me constituent vous seront-elles étrangères, à toi et à tes compagnons temporels ? Je sens aujourd’hui survenir la rupture du fil ténu qui relie les vivants aux morts, les présents aux passés. L’augmentation des fondations, conception romaine de la culture qui m’est parvenue non sans mal, signifiait un respect critique et cette volonté de transmission que je t’assène dans mon effroi devant son obsolescence. Le monde commun semble s’anéantir sous nos yeux, à mesure que la culture s’éteint. Nous avons dilapidé notre héritage, faute de nous y intéresser, de chérir ce patrimoine comme il se doit. Que vous lèguerons-nous, sinon un monde amnésique – le contraire d’un monde, donc ? Fin de la transmission [1]. Lire la suite…

Moi, parent d’élève

Ça y est. Depuis cette rentrée, je suis devenu un… parent d’élève. En tant que tel, je découvre un nouveau monde sociabilités, avec ses personnages attachants ou détestables, flamboyants ou effacés. Un nouveau petit théâtre social, semblable à tous les autres, peuplé, peut-être, d’une plus grande proportion de caricatures. Je me vois ainsi naviguer entre les bobos déconnectés du monde réel qui instrumentalisent l’école de leurs enfants à leurs rêves démagogiques et la FCPE, rendue odieuse à mes yeux par son écrasante responsabilité dans les réformes délétères des dernières décennies. Difficile, donc, de me sentir une quelconque solidarité avec ces gens qui veulent s’impliquer dans l’école pour mieux la détruire. Ils s’amusent avec un détestable esprit de sérieux, se sentent « investis » et en oublient complétement le rôle et la vocation de l’institution scolaire.

Soyons juste : à l’échelle de l’établissement de ma fille, la plupart de leurs idées et initiatives sont très sympathiques et inoffensives. Je suis même prêt à participer sincèrement à celles qui agrémentent le quotidien de mon enfant, resserrent les liens avec ses camarades et souvent, hélas !, suppléent aux dysfonctionnements de l’administration scolaire. Lire la suite…